Gallimard :: 1982 :: acheter ce livre
Traduit du chinois par Paul Bady, Li Tche-houa, Françoise Moreux, Alain Peyraube, Martine Vallette-Hémery

Quelques passages ethnographiques en annexes nous expliquent pourquoi Lao She était si bien placé pour décrire les franges pauvres et marginalisées de la population pékinoise. Il était d’origine mandchoue, comme une grande partie des miséreux de la ville, anciens maîtres de la Chine devenus ses laissés-pour-compte au fil des siècles. Rien de surprenant donc si les histoires contées par Lao She sont systématiquement tragiques et pessimistes sur la nature humaine, même quand le ton est badin et comique ("Le nouvel inspecteur", "Les voisins"). A chaque fois, la morale de l’histoire est l’une des suivantes : "tout fout le camp", "trop bon trop con", "à quoi bon" ou "la vie n’est pas drôle".

"Tout fout le camp" avec ce vieux maître qui refuse de transmettre des arts martiaux en voie de devenir un show de montreur d’ours ("La Lance de Mort") ou avec ce commis qui voit son magasin dépérir ("Une vieille maison"). "Trop bon trop con" avec ce policier qui rate sa vie ("Histoire de ma vie") ou cet enseignant qui doit se dévergonder pour résoudre une querelle de voisinage ("Les Voisins"). "A quoi bon" avec cet inspecteur qui découvre in fine les vertus de la corruption ("Le nouvel inspecteur") ou avec ce misanthrope trop averti de la bassesse humaine ("Un ami d’enfance"). "La vie n’est pas drôle" avec cette épouse poussée au suicide par sa belle-famille ("Dans la cour de la famille Liu"), cette jeune fille qui se résout à la prostitution ("Le croissant de lune", la plus tragiquement belle des nouvelles de ce livre) ou ce chanteur homosexuel qui se fait exploiter ("L’amateur d’opéra").

Noir c’est noir, semble nous dire Lao She. Mais ce jugement ne saurait être limité aux Chinois. Certes, Pékin est en arrière-plan de chacune de ses histoires. Le récit est émaillé de termes du coin, on y apprend que les mauvais pains de là-bas s’appellent des wowotou, que les portes ont en Chine une ouverture au-dessus, etc... Mais les gens portraiturés, les situations décrites sont éternels. Tous s’expliquent par des comportement universels dictés soit par la nécessité, soit par la jalousie, soit par la volonté de garder la face et de maintenir un statut.

C’est l’intérêt et la limite de ces nouvelles. Peu de traces chez Lao She d’un acte incongru, inexplicable pour un occidental, tel que l’on en découvre parfois chez d’autres auteurs asiatiques. Malgré l’arrière-plan exotique, difficile d’y découvrir les spécificités de l’esprit chinois, pékinois ou mandchou. Ces histoires pourraient être écrites par un Occidental. Peut-être est-ce Lao She qui s’est trop abreuvé de littérature réaliste et sociale du XIXème siècle. Peut-être est-ce la traduction qui, inadéquate quand il s’agit de traduire "wenming" par "civilisation" et "yeman" par "sauvagerie", difficile quand il faut restituer "les sons, les accents, les tons, les intonations, les interjections" de la langue pékinoises, cités en préface (p. 12). Ou peut-être est-ce tout bêtement nous autres occidentaux qui fantasmons encore sur un Orient soi-disant inexplicable, et pourtant mu par les mêmes ressorts que les nôtres.