J'ai Lu :: 1991 / 1997 :: acheter ce livre

Résumons l’intrigue. Effrayée par les forces mutagènes de Mytale, l’humanité abandonne cette planète maudite à son triste sort pendant deux millénaires. Un temps bien suffisant pour qu’une poignée de colons transforment le lieu en enfer, y instaurent un régime totalitaire, séparent la société en castes de mutants monstrueux et y malmènent ceux qui ont conservé forme à peu près humaine. Mais après ces longues années de quarantaine, le reste de la galaxie s’intéresse à nouveau à l’endroit. Elle y expédie des explorateurs sur-armés. La belle, la colérique et l’instinctive Audham En-Tha, seule survivante de l’escouade, se trouve bloquée sur la planète, et elle aura donc tout le loisir d’en découvrir les secrets, les ressorts et les particularités ethnologiques.

Comme il se doit, ce roman est aussi la description d’un monde. Au bout des 500 pages de cette histoire publiée à l’origine en trois tomes, le fonctionnement des castes, les disputes géopolitiques, l’économie, les arts martiaux, l’architecture, l’onomastique et l’habillement locaux n’ont plus aucun secret pour le lecteur. Et des phrases aussi incongrues que "Rib lorpal em Sal-la Danid connaissait relativement bien Fyhr Afira Fahr et, s’il était observateur (...) il verrait immédiatement que le ksin d’Audh Onido Dham était Tag’" (p. 138), finissent par couler de source, une fois immergé dans le livre. Reste juste cette impression usuelle en matière de science-fiction, ou d’heroic fantasy (ce roman appartient quasiment aux deux genres), que l’auteur s’est laissé aller à un amour tout masculin pour la belle mécanique, qu’il s’est amusé à monter une jolie machine compliquée et savante, mais après ?

Après, il y les atouts d’Ayerdhal, ses petits et ses gros plus. Celui-ci n’est pas devenu un chef de file de la science-fiction française par sa seule habileté à ressasser de vieux thèmes. Il sait aussi écrire, d’un style cru, riche et imagé, célinien en un mot, quand il s’en donne la peine. Il est aussi aidé par un sens aigu de la psychologie, déployé à loisir dans ces parties de barbichette où chaque personnage, détenteur des pires secrets, cherche à tirer les vers du nez de l’autre. Et quand le sexe se mêle à ces jeux de poker menteur, comme dans le chapitre 8 du livre 1, cela donne droit à quelques scènes d’anthologie.

Aussi monstrueux et aberrants soient-ils, les personnages d’Ayerdhal sonnent juste. Pas de super héros immaculé chez lui, même si certains peuvent avoir le sens du sacrifice. Audham En-Tha, le personnage principal, est caractérielle, ses sauveteurs sont des blancs-becs suffisants, la future passionaria de la révolution est dyslexique. Le seul dans cette histoire à être irréprochable est en fait l’attachant Haÿn, mutant hideux, violente bête de combat sensible et dégoûtée par ses semblables. L’auteur peint des humains, il sait ce que leurs grands principes doivent à leurs frustrations et désirs personnels. Ainsi apprend-on que tel conspirateur contre la tyrannie est mu en premier lieu par le désir de conquérir une femme. Ainsi voit-on l’un des méchants qui règnent sur ce monde prendre des décisions dommageables pour sa personne, dans le seul but mesquin de satisfaire une vieille rancoeur.

Ayerdhal se montre aussi fin sociologue. Il décrit avec précision les mouvements et les remous dissimulés sous le glacis d’une société totalitaire pérenne. Au cœur du livre, il détaille les manoeuvres, les objectifs, les dissensions et les déchirements des groupes intermédiaires, castes ou micro sociétés, libres de certains mouvements tant qu’elles ne titillent pas trop le pouvoir central et ne remettent pas en cause le monolithisme apparent.

Mais dans la troisième partie de l'histoire, tout reprend le fil habituel du roman d’aventure. Dans et autour de la Citadelle, siège du pouvoir central, les méchants sont vraiment très méchants, leurs repaires délirants et lugubres, et les gentils se serrent les coudes, malgré leurs défauts et leurs insolubles divisions, parce que "we shall overcome". Tout alors est prêt pour l’apocalypse, pour une fin tout en violence et en déchirements qui ne prend qu’en partie, grâce au bon goût d’Ayerdhal, la forme d’une happy end béate.