Grasset & Fasquelle :: 2002
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Traduit de l'Italien par Jean-Noël Schifano

Baudolino est en quelque sorte la fusion des trois précédents romans d’Eco. Au Nom de la Rose, il emprunte l’époque et l’intrigue policière de haut vol. Au Pendule de Foucault, cette bande d’amis qui, à force d’inventer une histoire dans ses moindres détails, finissent par la rendre vrai et par causer leur perte. A L’Ile du Jour d’Avant, ces doux rêveurs avides d’exploration, les têtes remplies de fausse science. Avec tous, Baudolino partage une invraisemblable érudition et une verve réjouissante.

Au centre de ce roman qui se déroule au temps des Croisades, l’Orient mystérieux fantasmé par l’Occident chrétien. Autour de Baudolino, aventurier fripon et débrouillard, protégé de l’empereur germanique Frédéric Barberousse, s’unissent des clercs rêveurs, un faux poète, un juif, un moine byzantin défroqué, un noble arménien en disgrâce et d’autres personnages hauts en couleur, en quête du Saint Graal et des terres du Prêtre Jean, souverain supposé des Indes. Jouant des rôles majeurs ou mineurs dans les Croisades et dans les guerres italiennes de Frédéric, retournant à Constantinople à l’heure de son sac par les Croisés, traversant Milan, Rome, Paris, l’Allemagne, l’Empire Byzantin, la Cilicie et d’inhospitalières terres orientales, ils atteindront presque leur but.

Mais au prix de nombreuses déceptions. Car ce roman, comme tous ceux d’Eco, est celui du désenchantement. Ainsi le Poète (qui comme son surnom ne l’indique pas, est le plus terre-à-terre de la troupe) constate-t-il qu’à l’Est ne se rencontrent aucun des palais, pays d’abondance et mets de rois tant espérés. Qu’au contraire la troupe d’amis ne traverse que montagnes, déserts et villages misérables, qu’elle ne mange qu’une nourriture infecte. Déçus et dépités, nos héros découvrent également qu’au Levant, les autochtones rêvent également de richesses lointaines. Mais eux, ils les situent au Ponant.

Pas d’anachronisme pourtant. Si désenchantement il y a, nos personnages appartiennent toujours à une époque de fantasmes, de rêves et de supercheries. Une bonne part du roman tourne d’ailleurs autour d’histoires de simonie et de fausses reliques (conception en série de têtes de St Jean-Baptiste, faux Graal, faux Saint-Suaire, etc.). Et Baudolino, de retour à Constantinople et déçu par sa quête, décrit malgré tout des terres orientales débordantes de merveilles : licornes, satyres, basilics et autres oiseaux roq. Sans jamais que l’on sache la part d’inventions, d’illusions ou de vérité, tant la frontière entre elles toutes parait mince dans un Moyen-Âge où il suffit d’imaginer quelque chose pour qu’elle devienne vraie.

Dans chacun de ses romans, Eco reste un homme de raison, mais il s’amuse des mythes, du merveilleux, de l’irrationnel et du mensonge. Dans Le Nom de la Rose, la condamnation de l’obscurantisme est froide et sans ambiguïté. Elle reste claire dans Le Pendule de Foucault, même si l’auteur et ses personnages prennent un malin plaisir à jouer avec les fantasmes des autres. Dans L’Ile du Jour d’Avant, la science de pacotille analysée en son temps par Bachelard est moquée, mais elle en devient sympathique. Dans Baudolino enfin, Eco fait l’éloge d’un menteur. Un menteur, qui en dépit de ses tromperies finira dans le vrai, trouvant dans la fidélité en amour et en amitié les seuls objets de quête qui vaillent.

Enfin, impossible de ne pas mentionner le style qu’Eco choisit pour raconter la vie de Baudolino. Parce que le roman est un dialogue entre son héros et le dignitaire byzantin Nicétas, il est rédigé avec vigueur dans une langue quasiment parlée, sans détour, sans langueur ni longueur, une langue qui s’autorise de nombreuses entorses grammaticales, notamment quand Baudolino converse en grec ou dans son patois du Piémont. Cette écriture rapide, la cohorte d’astuces, d’événements invraisemblables, ou de simples moments de tendresse relatés ou inventés par Baudolino, l’entremêlement constant et indistinct de la grande et de la petite histoire, font de ce roman le plus jouissif et le plus truculent de tous ceux d’Eco. Ce qui n’est pas peu.