Albin Michel :: 1970 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par René Sieffert

Sur les conseils d’un ami de son âge, le vieil Enguchi tente l’expérience secrète proposée par l’auberge des Belles Endormies. A cinq reprises, il vient passer une nuit entière dans cet endroit, allongé à côté d’une (ou deux) jeune femme nue endormie par un puissant narcotique. Le vieillard peut toucher, caresser ou embrasser ces prostituées d’un genre spécial - et il ne s’en prive pas : il les tâte, les tripote, les enserre, les bouscule, leur met le doigt dans la bouche, les blottit contre lui, etc. Mais il lui est interdit d’accomplir l’acte fatidique. D’ailleurs, et à sa grande surprise, les jeunes employées de la maison se révèlent toutes vierges.

Durant ces longues heures passées en leur compagnie, les belles endormies jouent un rôle de super madeleines de Proust. Selon leur âge, leur corpulence, leur odeur, la couleur de leur peau, la forme de leurs seins, elles rappellent au vieil Enguchi tel ou tel épisode de son passé. Bien sûr, ses maîtresses et ses expériences sexuelles ont la part belle dans ces souvenirs. Mais pas seulement. Dans cette étrange solitude propice au monologue intérieur, le client pense également à sa mère, à ses filles et à leurs enfants, à des passages de sa vie d’apparence plus anodine. Et bien sûr, cette situation étonnante où un homme conscient mais en fin de vie côtoie une femme à demi morte mais à l’aube de son existence se montre propice à l’éternel dialogue entre Eros et Thanatos. Il y aura des morts, d’ailleurs, dans cette histoire pourtant statique et à huis clos.

Dans un genre différent mais pour un résultat assez proche du Journal d’un Vieux Fou de Tanizaki, ces Belles Endormies sont aussi un portrait de cette vieillesse aussi prompte aux mesquineries qu’aux grandes questions. Par orgueil, Enguchi prétend se distinguer des autres clients de l’établissement, tous de son âge. Il se réjouit d’être encore vert et pas encore atteint par l’impuissance. Mais il vient et il revient dans l’auberge pour la même raison que ses congénères : pour prendre une revanche sur cette vie dont l’essentiel est derrière lui, sur cette jeunesse qui l’a quitté depuis longtemps. Preuve de cette frustration, le vieil homme est tenté de prouver son ascendant en violant l’une des filles dans son sommeil, voire pire, en l’étranglant. Mais finalement, il se dégonfle. La seule satisfaction qui reste est cette légère excitation teintée de regret devant la chair fraîche des endormies, cet érotisme pas bandant des gens qui ne peuvent plus bander, cette volupté des décadents que l’ouvrage traduit malsainement bien.