Philippe Picquier :: 1960 / 1990 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par Dominique Palmé et Kyoko Sato

Tuons le suspense, et révélons d’emblée la réponse imaginée par Inoue : un viol serait aux racines du destin du grand khan, celui de sa propre mère, quelques mois avant sa naissance. Dès qu’il apprendra les soupçons de bâtardise qui pèse sur lui, le jeune Temüjin n’aura de cesse de prouver qu’il est bel et bien un Mongol, l’ultime rejeton d’une illustre lignée, et que coule dans ses veines le sang du Loup Bleu, leur ancêtre mythique. Et quel meilleur moyen de prouver qu’on est un loup que la puissance, la guerre, la chasse en meute et la violence ? Comme dans La Favorite, un autre de ses romans, Inoue explique le façonnement d’un personnage historique par ses hantises personnelles, et par les relations qu’elles engendrent avec ses proches.

C’est donc sous cet aspect très psychologique qu’est racontée l’histoire de Gengis Khan. Les explications historiques de l’essor des Mongols (pourquoi ce peuple, pourquoi à cette époque ?) ne sont pas développées. Pas plus que le génie tactique et le talent d’administrateur du khan. Loin de nous révéler un prodige d’organisation, Inoue nous présente au contraire un homme qui prend des décisions arbitraires, à l'encontre de ses conseillers, un chef dont les attaques ont pour principal moteur la jouissance de voir ses soldats déferler dans les plaines, et qui passe la Grande Muraille par désir de revanche, dans le but premier de venger un héros mongol mythique torturé par les Chinois. Chez le Gengis Khan d’Inoue, la prudence et le calcul peuvent parfois exister, mais la passion est reine. Elle gouverne les événements et les faits.

L’Histoire est là, pourtant. Elle l’est d’abord dans le panorama que l’écrivain nous offre des hauts lieux traversés par les troupes mongoles. Entre les pages et les yeux du lecteur, c’est toute l’Asie médiévale qui défile, les hauts plateaux, les steppes, le mont Burqan, l’Altaï, le désert de Gobi, la Sibérie, Samarcande et Boukhara, l’Himalaya, les grands fleuves, du Kerülen au Fleuve Jaune en passant par l’Amou et le Syr Daria, et bien sûr les peuples et les races innombrables qui habitent ces lieux. L’Histoire est là, aussi, par les noms. Ceux des batailles, des généraux, des vassaux, des compagnons, des rois, des concubines et des ennemis. De plus en plus nombreux, de plus en plus variés, de moins en moins mongols, tous ces noms ont une fonction plus esthétique et narrative qu’historique. En s’additionnant, en se multipliant jusqu’à l’ivresse, ils illustrent au mieux le crescendo que fut la vie de conquérant du grand khan, sa rage de prouver qu’il était bien le Loup Bleu.

Les nostalgiques dernières pages illustrent le décalage entre les obsessions du vieux chef et le monde qu’il a façonné. De retour sur les hauts plateaux, Gengis Khan entrevoit l’étendue et le sens de son œuvre. Alors que ses vieux compagnons sont morts, ou qu'ils sont devenus impotents, les Mongols tout entier ont changé. Ils se sont acculturés. Ils s’habillent à la manière des peuples qu’ils ont conquis. Ils vivent avec des femmes de toutes ethnies et des enfants métis. La famille même du souverain a troqué ses vieilles tentes pour de vrais murs. Sa femme vit sur un trône serti de pierres précieuses. Les peuples conquis se sont habitués à leurs nouveaux maîtres. Tandis que Gengis Khan est demeuré le nomade austère d’autrefois, tout à ses vieux amours, ses amitiés, ses déceptions. Etranger aux changements dont il est l’instigateur, comme s’il y avait, nécessairement, un malentendu entre les motivations des grands hommes, et l’Histoire qu’ils concourent à écrire.