Perrin :: 1991/2006 :: acheter ce livre

Encore célébrée de nos jours en Sicile, part intégrante du folklore local et de la fierté régionale de la grande île, l’épopée des chevaliers normands en Italie du Sud est restée longtemps méconnue des Français eux-mêmes. Ils avaient oublié qu’au XIème siècle, il y avait eu d’autres conquérants normands que Guillaume. Depuis quelques années pourtant, avec l’appui de reportages télévisés, des livres de Viviane Moore ou de quelques livres comme celui de Pierre Aubé, le grand public semble découvrir à nouveau les exploits de la dynastie des Hauteville et l’étonnante civilisation syncrétique à laquelle ils ont donné naissance sur ces terres à la jonction des mondes, en plein centre de la Méditerranée.

Tout commence au XIème siècle, celui même de Guillaume et d’Hastings. En dignes héritiers de leurs ancêtres vikings, de normands se pressent en Italie du Sud, alors en proie à l’anarchie. Là-bas, leurs qualités guerrières font merveille. Ils parviennent rapidement à se tailler des fiefs sur le dos des seigneurs locaux et à reprendre du terrain aux Grecs établis dans la péninsule. Parmi eux, Guillaume, Dreux, Onfroi, Robert et Roger, tous fils d’un seul et même hobereau du Cotentin, Tancrède de Hauteville. Successivement, les cinq frères s’accapareront les Pouilles, la Calabre, puis enfin la Sicile, reprise à l’occupant musulman. Dans les siècles qui suivront, les descendants des deux derniers complèteront cette œuvre. Ils deviendront rois de Naples et de Sicile, ou encore prince d’Antioche, au Proche-Orient. Ils feront trembler le pape, les sultans arabes, le basileus de Byzance ainsi que son homologue allemand. Ils auront même l’un de ces empereurs germaniques, et pas le moindre, parmi leurs descendants. Leur histoire durera deux cents ans, jusqu’à ce que les Deux Sicile reviennent pour plusieurs siècles à la couronne d’Aragon.

Médiéviste reconnu, biographe de plusieurs grandes figures de l’époque comme Baudouin IV de Jérusalem ou Godefroi de Bouillon, Pierre Aubé choisit de raconter cette grande aventure sur le ton du vulgarisateur, avec un enthousiasme, un style littéraire et des effets narratifs à même de séduire le grand public. Et il y parvient admirablement. Sans tomber dans l’Histoire emphatique à la papa façon Max Gallo, il y a assez de surprises, de retournements de situation et de suspense dans ce livre pour qu’il puisse se suivre comme un roman, à condition toutefois d’avoir assez de mémoire pour retenir les nombreux noms dont cet érudit ne cesse d’envahir ses pages.

Pour assaisonner le tout, l’historien puise dans les sources de l’époque tout un tas d’histoires et des saynettes sensationnelles, quitte à donner dans l’horreur. C’est ainsi qu’il nous parle de ces tout jeunes princes châtrés, aveuglés ou décapités, ou de ce wannabe roi qui meurt fixé sur un trône en métal incandescent, pendant qu’on lui enfonce à coup de marteaux une couronne de fer brûlante et que de la fumée s’élève de sa chair brûlée. La conscience d’historien d’Aubé l’oblige à préciser que certains de ces épisodes sont sujets à caution. Il tempère son introduction sur les invasions vikings en précisant qu’ils n’étaient pas que les barbares et les pirates dont parlaient les chroniques de l’époque, que les études récentes ont montré qu’ils étaient aussi un peuple industrieux et commerçant. Mais voilà, il reste plus passionnant de parler d’un raid sur la Seine que de trois grains de blés échangés dans un port sur la Baltique, alors pourquoi priver le lecteur de ces récits hauts en couleur ?

Les Empires Normands d’Orient est un ouvrage grand public. Comme souvent en pareil cas, il se limite à de l’histoire événementielle. Il se focalise sur les faits et gestes des Hauteville, sur leur psychologie et sur leurs états d’âme. Il prend le parti des seigneurs normands, il invite le lecteur à s’identifier aux Robert, Roger, Guillaume, Frédéric ou Manfred dont il conte les aventures. Il y a bien quelques chapitres sur les spécificités de l’Etat sicilien, sur son art, sur les particularismes de sa société multiconfessionnelle marquée par une étonnante cohabitation entre Normands, Latins, Grecs, Juifs et Musulmans. L’auteur décrit par exemple avec quel naturel Roger II reprend à son compte les apparats de la cour de Byzance, il parle abondamment des combattants arabes à la pointe de l’armée sicilienne. Mais même dans ces passages, il se contente d’exposer des faits. Il n’en vient pas au pourquoi. La réussite des Normands en Italie ne s’explique que par leur vaillance aux armes, par leur ardeur conquérante et par les divisions incessantes des populations locales, ces italiens brouillons et inconstants.

C’est un peu léger mais avec son ouvrage, Aubé réalise l’essentiel : il donne envie de se rendre au plus tôt en Italie du Sud pour découvrir les nombreux souvenirs laissés par la présence normande, de s’attacher au destin exceptionnel des Hauteville, d’aller en pèlerinage dans leur village d’origine entre Coutances et St-Lô, et de se renseigner plus en détail encore sur leur œuvre singulière. Il satisfait aussi le Cotentinois que je suis. Non pas parce qu’il sent couler subitement dans ses veines le sang de Roger II ou de Robert Guiscard (faut tout de même pas déconner), mais parce qu’il lui apporte de nouvelles histoires palpitantes à raconter sur son pays. Même si celles-ci se déroulèrent près de deux mille kilomètres plus loin.