Le Seuil :: 1982 :: acheter ce livre

C’est l’ouvrage le plus connu du médiéviste, un livre de référence sur le Moyen-Âge traduit dans plusieurs langues, une somme complète mais digeste, dont la dixième édition au moins est toujours disponible en poche, et qui défend une idée simple : certes, c’est le Moyen-Âge qui a forgé l’Occident, mais ce monde était incomparablement différent du celui que nous connaissons aujourd’hui. Pour soutenir ce point, Robert Delort commence par la géographie. Il décrit une nature distincte de celle que nous connaissons aujourd’hui, une autre flore, une autre faune, d'autres climats, des côtes aux tracés méconnaissables, pour en venir finalement à la principale conséquence de cet environnement : l’homme ne dominait pas encore son milieu, et de ce fait, entre autres, il n’avait aucun point commun avec celui que nous sommes devenus.

Cet homme médiéval qui voyageait peu et lentement, qui devenait un adulte à 12 ans et qui mourait jeune évoluait dans d’autres structures mentales. Le christianisme lui apportait la base de toutes les certitudes, son analphabétisme et sa fixation sur un terroir lui interdisaient tout relativisme, la pensée symbolique dominait et les lois qui dictaient ou réprimaient sa conduite dépendaient de son statut, de son ordre, de sa communauté, de son métier et de son lieu d’appartenance. Famille, sexualité et liens sociaux sont disséqués par Delort dans ce qu’ils ont de plus exotiques et de plus incompréhensibles pour l’homme contemporain. L’historien offre une vue d’ensemble sur les mœurs et les valeurs de l’époque, puis il les détaille dans de longs chapitres dédiés aux trois grands ordres : paysans, nobles et religieux.

Chacune de ces descriptions est menée avec précision et nuance. L’analyse de Delort porte parfois la marque de son temps, avec la présence en arrière-plan des idées de Dumézil sur la structure des sociétés indo-européennes ou celles de Marx sur la lutte des classes, mais ces pensées aujourd’hui contestées, galvaudées ou discréditées sont utilisées comme il se doit, comme des outils plutôt que comme des idéologies. L’historien est rigoureux. Toutefois, il se laisse lire, avec fluidité. Il y a même quelques fulgurances littéraires, par exemple quand dans les dernières pages, il nous emmène en promenade dans ce lieu pittoresque qu’est la ville médiévale, avec ses ruelles étroites, percées de rigoles en leur centre pour écouler les immondices, et parcourues de petites places sombres agrémentées de croix et de fontaines.

S’il le précise rarement explicitement, Delort montre aussi à quel point la notion même de Moyen-Âge est artificielle. Les époques mérovingienne et carolingienne sont encore des prolongements de l’Antiquité romaine (certes mêlées d’éléments germaniques), tant en matière de pouvoir que d’architecture, tandis que le Bas Moyen-Âge voit apparaître les structures politiques et sociales qui domineront l’Occident jusqu’au milieu du XXème siècle. Instructif est à ce titre son point sur les spécifités vestimentaires régionales, lesquelles n’apparaissent que tardivement, à la veille de la Renaissance. Avant cela, l’homme médiéval est vêtu de la même façon, comme un sac, de l’Atlantique aux tréfonds slaves.

La révolution sous-jacente au Moyen-Âge, c’est aussi et c’est surtout la ville et ce quatrième ordre auquel elle va donner naissance : les bourgeois. Dans l’ultime chapitre de l’ouvrage, Robert Delort explique en quoi elle sera la matrice de tous les changements qui surviendront de la Renaissance à la Révolution Industrielle, comment y naissent le rationalisme, la notion de profit, l’individualisme et tout ce qui fera comprendre aux hommes qu’ils peuvent changer et dominer le monde. Après avoir présenté un âge où le milieu domine l’homme, Delort termine son livre en annonçant l’inverse, sans avoir rien omis des grandes caractéristiques de l'époque. Trente cinq ans après sa première édition, La Vie au Moyen-Âge demeure l’une des meilleures clés d’entrées, l’une des vues les plus panoramiques sur ces mille ans d’Histoire, un très bon préalable avant d’y entrer plus profondément.