Gallimard :: 1988/1994 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par Dominique Palmé & Kuoko Sato

Mon cousin est professeur de français, et comme il se doit, il est bibliophile et bibliovore. Des tonnes de livres passent entre ses mains, sous ses yeux avides de découvertes. Or, ce cousin m’a dit un jour qu’il y avait deux types de littérature qu’il n’était jamais parvenu à comprendre, qu’il n’était jamais arrivé ni à percer, ni à apprécier, en dépit de sa persévérance : la japonaise et la féminine. Je ne suis pas comme lui, j’ai mes auteurs nippons fétiches et je ne me souviens pas avoir été bloqué par le livre d’une femme. Mais avec ce court et étrange Kitchen, je serais presque tenté de lui donner raison.

Pourtant, le livre a été culte dans son pays. Des milliers de jeunes Japonais se sont reconnus dans l’histoire de cette jeune fille paumée amoureuse du son de son frigo, subjuguée par un transsexuel et éprise du fils de ce dernier, un garçon de son âge à peu près aussi largué qu’elle. Ensemble, unis par la perte d’êtres chers, ces deux jeunes gens passifs, attentistes et d’une sensibilité à fleur de peau vont vivre un amour platonique rythmé par les non-dits et par la dégustation de mets japonais à peu près aussi étranges et exotiques que leurs sentiments.

Le roman traite tour à tour de plusieurs sujets : la destinée, l’amour, l’identité sexuelle. Mais Banana Yoshimoto ne fait que les effleurer, elle ne livre sur eux aucune leçon claire, aucune conclusion définitive. Seul le thème du deuil est développé davantage que les autres. La perte d’un membre important de sa famille (une grand-mère, une mère qui fut autrefois un père, une épouse) est ce qui unit les trois protagonistes principaux, ce qui en fait des personnages singuliers, incompréhensibles pour le reste de la société. Et pour l’essentiel, le roman raconte l’histoire de ces deuils qui s’entrecroisent, comment ils naissent, et surtout comment ils finissent, par un retour aux détails triviaux d’une vie banale mais heureuse.

Mais cette histoire est rendue difficilement compréhensible par des éléments dont la symbolique doit sans doute beaucoup à la culture japonaise. Ainsi du temple shinto qui sert de décor à l’une des dernières actions, celle où tout va se dénouer. Ainsi encore de la pleine lune qui donne son nom à l’un des deux chapitres et qui semble liée à l’idée de destinée. Ainsi surtout de cette multitude de plats cuisinés exotiques. Les traducteurs en ont fortuitement précisé la composition en bas de pages, mais cela ne les rend pas plus intelligibles pour autant.

La nouvelle qui suit Kitchen dans l’édition française en est la séquelle, la réplique miniature. Elle met aussi en scène des deuils qui peinent à se clore, elle présente également des personnages écartés de la normalité par la perte d’êtres chers. S’y retrouve aussi l’homosexualité latente du roman précédent, avec ce garçon qui porte le costume de lycéenne de sa copine décédée, ou cette héroïne qui s’éprend presque de l’étrange Urara. Plus ramassée, plus rapide, cette histoire apparaît moins déroutante que la première. Cependant, dans l’ensemble, et même si l’intérêt de l’écriture de Banana Yoshimoto est entrevu ici ou là, il nous manque là aussi une clé pour en saisir toutes les nuances.