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Traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait

Que le titre fripon et la couverture aguicheuse de ce roman n’induisent personne en erreur. L’histoire de Beaux Seins, Belles Fesses a beau être racontée par un obsédé sexuel, par un monomane du nichon, elle n’a pas grand-chose de coquin. La véritable teneur du livre, c'est plutôt le sous-titre qui l'indique (Les Enfants de la Famille Shangguan), les beaux seins et les belles fesses en question étant en fait les principaux signes distinctifs des huit sœurs du narrateur, des huit filles de cette Shangguan Lushi dont ce pavé de 900 pages narre le destin tragique dans la Chine tourmentée du XXème siècle.

Nourri à la littérature de Gabriel Garcia Marquez, l’écrivain Mo Yan a voulu livrer un Cent Ans de Solitude chinois, racontant l’évolution d’un village du Shandong à travers les aventures que traversent ses habitants à chacun des épisodes majeurs traversés par la Chine du siècle dernier : révolte des boxeurs, chute de l’Empire et avènement de la République, invasion japonaise, guerre civile, triomphe communiste, Grand Bond en Avant, Révolution Culturelle, capitalisme sauvage et triomphant.

La période est si large, les personnages tellement nombreux, les registres si divers que Mo Yan semble parfois s’égarer le long de ce grand livre ambitieux et de ses histoires à tiroirs. Il passe du comique au tragique, du réalisme sociale au conte fantastique. Qui plus est, le narrateur change souvent, au sein d’un même chapitre, d’un paragraphe à l’autre, passant de la première personne à la troisième. On s'interroge aussi sur l’intention, l’objectif, le projet de Mo Yan dans ce livre. Etait-ce d’écrire une autobiographie déguisée, l'auteur et son héros partageant de nombreux points communs, comme cette origine paysanne et le fait d'avoir été allaités tardivement ? Etait-ce d’écrire un conte moderne, un Au Bord de l’Eau du XXIème siècle. Ou était-ce de revenir sur les erreurs et sur les exactions du communisme, comme le laissent penser les censures dont le livre a été l’objet dans son pays d'origine ?

La critique politique est en effet loin d’être absente du livre. Au début, Mo Yan présente les communistes sous un jour plus favorable que les autres protagonistes de l’époque, nationalistes et envahisseurs japonais, notamment quand il décrit leur action en faveur de l’émancipation des femmes. Mais dès que la République Populaire est en place, l’absurde et les effets déshumanisants de l’idéologie sont violemment mis en exergue, par exemple quand Mo Yan présente le ridicule des séances d’autocritique et de dénonciation publique dont le régime était friand. C’est un monde cruel et fou que l’écrivain nous présente, mais un monde qui reste désespérément le même en dépit des changements de régime, comme le rappelle Shangguan Lushi à son naïf petit-fils Han Perroquet, qui pense que ça n’est que depuis hier que tout repose sur les relations (p. 691).

L’autre projet possible de Beaux Seins, Belles Fesses, ce sont toutes ces considérations philosophiques sur la place du sein dans le monde dont le narrateur (les narrateurs ?) se montre friand : "les seins sont le résultat de l’évolution de l’humanité. Le degré d’amour et de soins prodigués aux seins est un important marqueur pour mesure le niveau de civilisation d’une société pendant une période donnée" (p. 785). Mais au-delà de sa poitrine, c’est de la femme elle-même dont il est question dans ce livre. Cet ouvrage que Mo Yan a dédié à sa mère est un long hommage à la supériorité féminine.

Alors que Jintong, ce fils adulé que toute la famille Shangguan appelait de ses vœux, mènera finalement une vie pour rien après avoir été successivement un enfant peureux, un inadapté, un nécrophile, un gigolo, un fou et un mari trompé, alors qu’il reviendra se cacher dans les jupes de sa mère la cinquantaine passée, ses sœurs connaîtront des destinées hors-du-commun, qu’elles s'acoquinent avec un communiste, un nationaliste, un collabo ou un occidental, qu’elles soient devenues prophétesse, médecin ou prostituée. Même schéma chez les personnages secondaires où, à l’exception de quelques fortes têtes comme les hommes de la famille Sima, ce sont les femmes qui mènent le bal, ce sont les épouses qui portent la culotte.

Nulle ne personnifie mieux cette supériorité que Shangguan Lushi, la mère, la matrone, la véritable héroïne du livre, son personnage central des premières pages qui décrivent son accouchement jusqu’au terrible flashback qui clôt le livre. Orpheline, enfant aux pieds bandés et martyrisés, mariée contre son gré à une famille de lourdauds, battue par son époux, humiliée par sa belle-mère, violée à maintes reprises, elle deviendra une maîtresse femme, pragmatique, solide, courageuse. Chez Mo Yan, la femme souffre terriblement, mais la femme a raison. Armée de son courage et de ses précieux seins, elle est la charpente du monde.