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Traduit de l'Italien par Sergio Quadruppani

1352, Royaume d'Aragon. Le père Agustin, Inquisiteur général du pays, meurt de la peste alors même qu'il enquêtait sur une série inquiétante de naissances monstrueuses. Dans son dernier souffle, il désigne un successeur en la personne de Nicolas Eymerich de Gérone, qu'il estime disposer des qualités requises pour assumer son difficile ministère. Le choix du vieux père dominicain s'avère judicieux : fanatique et cruel, le moine qu'il a nommé n'en est pas moins habile, audacieux et remarquablement intelligent. Dans un contexte difficile, et en dépit de son jeune âge, il force le roi et les grands du royaume à reconnaître sa légitimité. Puis il prend le flambeau de son prédécesseur et, ne lésinant sur aucun moyen, s'emploie avec acharnement à démêler le mélange de sorcellerie et d'intrigues politiques à l'origine des étranges apparitions qui se multiplient à Saragosse.

Raconté de cette façon, ce premier volume d'une série dédiée au redoutable inquisiteur ne ressemble qu'à moitié à un roman de science-fiction. C'est là la première des originalités de ce livre, le plus célèbre de l'écrivain et journaliste italien Valerio Evangelisti : mélanger le genre à un autre, le roman historique. Même si l'intrigue contée ici est imaginaire, Nicolas Eymerich, lui, a vraiment existé. Les dates du livre ne concordent pas exactement, mais le moine a été effectivement Inquisiteur général du Royaume d'Aragon au XIVème siècle, où il s'est distingué par son zèle, par son dévouement à la "vraie" religion et pour avoir rédigé un célèbre Manuel de l'Inquisiteur. D'autres personnages décrits ici ont également existé, notamment le roi Pierre. Et l'écrivain, par ailleurs diplômé de science politique et auteur de livres d'histoire, décrit avec justesse et détails le contexte politique et social de cette Espagne de la Reconquista, où se mêlaient Chrétiens, Juifs, Maures et hérétiques, et où les souverains, la noblesse et le pape se livraient à des jeux politiques bancals et difficiles.

L'autre tour de force d'Evangelisti est narratif. L'histoire du terrible inquisiteur occupe l'essentiel du livre, mais elle laisse parfois place à deux autres intrigues, celles précisément où interviennent les considérations scientifiques et théologiques qui font de Nicolas Eymerich, Inquisiteur un ouvrage de science-fiction. L'une se déroule dans un futur proche et met en scène un scientifique raté ; une autre prend place à la fin du XXIIème siècle, à bord d'un vaisseau spatial d'un genre très particulier. Comme il est rapidement question de voyage temporel, on imagine un instant que les trois récits vont finir par s'entrecroiser. Mais non, l'auteur est plus subtil et plus original que cela. Chaque histoire poursuit sa route sans se rejoindre tout à fait, mais progressivement, y apparaissent des événements qui rejaillissent sur les autres et qui apportent les clés des différentes énigmes.

Enfin, la dernière force de l'Italien tient au portrait qu'il dresse de son personnage principal. Il n'y a finalement pas plus détestable que Nicolas Eymerich. Dogmatique et intolérant, obsédé par la propreté, hostile au moindre contact humain, imperméable à la pitié, véritable machine dotée d'une intelligence froide et dénuée de tout sentiment, l'Inquisiteur est une figure du mal. Il ne recule devant aucun expédient pour défendre sa foi : il torture, il ordonne un massacre de femmes, il se lance dans des maneuvres manichéennes et n'hésite pas à invoquer Satan pour prouver l'existence du Malin. Pourtant, il reste le héros du roman, celui dont on espère presque le succès, celui dont on souhaite la victoire quand il se met en danger face aux grands du royaume, ou quand il est enfermé dans la cellule même qu'il avait préparée pour son ennemie.

En revanche, il reste dans ce roman quelques traits propres à la science-fiction qui peineront sans doute à convaincre ceux qui seraient rétifs au genre. Tout d'abord, dans celle des trois histoires qui se déroule à une époque proche de la nôtre, on trouve toute une série de spéculation pseudo-scientifiques, tout un charabia pour adeptes en puissance de Raël, tout un galimatias pour lecteurs de Sciences & Vie à même d'en saoûler beaucoup d'autres. Et toutes ces considérations, comme de bien entendu, ne servent qu'à amener une vieille tarte à la crème des romans de science-fiction : les pouvoirs psy. Enfin, et comme souvent, encore, à la matière, toute cette construction n'aboutit finalement qu'à un banal roman d'aventures.

Autant le portrait qu'Evangelisti dresse d'Eymerich est subtil et convaincant, autant l'intrigue est brutale et frustrante. Elle contient quelques poncifs, comme ce méchant qui, ah, le sale traître, était finalement dans nos murs. La fin de l'histoire semble vite torchée, avec ses grandes cavalcades dans les paysages désolés de l'Aragon et ses échanges peu vraisemblables, qui tranchent avec le soin apporté à décrire la psychologie de l'inquisiteur et à expliquer les ressorts de son univers. Il en est ainsi de ce premier dialogue entre le roi et l'inquisiteur, au sujet du péril qui guette la chrétienté, quand le souverain donne un assentiment trop rapide et peu crédible aux projets meurtriers du dominicain (ah oui mince, les méchants instrumentalisent ma fille, hé bien tuez-la alors, mais en douceur hein).

Aussi, l'ouvrage révèle très distinctement une vision du monde et des messages politiques qui seront, évidemment, diversement appréciés selon les convictions de chacun. Activiste de la gauche radicale en Italie, correspondant du Monde Diplomatique, Valerio Evangelisti partage les opinions du célèbre journal, et certains de ses fantasmes aussi. Par exemple, avec cette vision noire d'un Texas passé entre les mains de fondamentalistes religieux, il se hâte de confondre néo-conservatisme américain et néo-fascisme. Surtout, il s'en prend violemment et sans mesure à la religion. Un moine, un abbé et un pasteur prennent place dans chacun des trois récits, et aucun n'a le beau rôle. La religion, dans ce roman, c'est le mal absolu, sans nuance et sans exception. L'accusation est adressée à plusieurs reprises à Nicolas Eymerich par les païens qu'il combat : Dieu et Satan ne sont que les deux faces d'une même médaille, d'une croyance maléfique dont le principe fondateur est la souffrance.

La religion n'est pas ménagée dans ce roman très pessimiste, mais la raison ne l'est pas plus. Elle en devient même le complice plutôt que l'adversaire. Les deux sont intimement liées en la personne d'Eymerich, être fanatique mais rationnel, semblable à Guillaume de Baskerville par ses capacités de déduction et son côté Sherlock Holmes (après tout, le héros du Nom de la Rose est censé être un ex-inquisiteur), mais à son exact opposé en matière de sentiments humains. Même message pour le récit qui se déroule à l'époque contemporaine et qui met en scène Frullifer, un jeune scientifique visionnaire mais paumé, égocentrique et dépourvu de toute conscience sociale ou historique, et qui ne tarde pas à se faire instrumentaliser par les agents de la Réaction.

Dans la tradition de cette gauche romantique à laquelle il appartient, Evangelisti se livre dans Nicolas Eymerich, Inquisiteur à une critique de la raison, une raison froide et dévoyée. La science elle-même n'est qu'un instrument, destiné à modifier ou à conforter un rapport de force. Il dénonce sa soumission possible aux croyances qu'il estime dangereuse, ses silences, ses compromissions, les risques d'une absence d'engagement politique chez les scientifiques eux-mêmes. Dans un élan nietschéen, il considère que le monde n'est qu'affrontement de représentations et de principes moraux opposés, parti-pris corroboré scientifiquement par ce loser génial de Frullifer, quand sa théorie en vient à prétendre qu'il n'existe aucune vérité définitive, qu'il suffit de croire fortement en quelque chose pour qu'elle devienne vraie, pour qu'elle se matérialise.