Seuil :: 2007 :: acheter ce livre

L'histoire de Darius Brissen commence comme pour Charly Delwart. C'est celle du salarié d'une grande entreprise quelconque, qui attend dans l'apathie et la paresse que lui soit signifié son licenciement, avant d'être confronté aux inepties d'une cellule de reclassement. Dès lors, démobilisé, un peu perdu, il envisage de se lancer dans l'écriture d'un livre. A partir de cet instant, toutefois, les deux histoires divergent.

Pendant que l'auteur écrit pour de bon ce roman, son héros connaît un tout autre destin : il devient un imposteur. Journaliste fictif dans une société qui ne l'a jamais embauché, il tente ce qu'il n'aurait jamais osé auparavant. Presque naturellement, par la force des choses, il se lance à l'instinct dans une immense entreprise de bidonnage de l'actualité, inventant et mettant en scène des faits divers de plus en plus extraordinaires, grâce auxquels il prendra du galon.

Circuit a tout ce qu'il faut. Un style, tout d'abord. Une écriture personnelle faite d'ellipses, de phrases tronquées, d'associations d'idées et de répétitions qui font du récit une sorte de long monologue intérieur, une vue imprenable sur le cheminement des pensées de Darius. Il y a aussi Paris, ah, Paris, décor obligé de la littérature francophone, fut-elle belge. Il y a ce cadre urbain, ce monde libéral, libertaire et absurde, marqué par la dictature de l'immédiat. Et puis, aussi, le l'écrivain structure ce premier roman autour d'une idée originale, celle, très astucieuse de la supercherie de cet homme qui s'impose et s'épanouit, un temps tout du moins, dans un poste qui ne lui a jamais été accordé.

Cependant, Delwart sait qu'on pourrait lui reprocher de n'être qu'un aimable fantaisiste. Alors, il s'empare de questions d'actualité, et il les traite dans le sens des préjugés dominants : il montre avec quelle facilité l'information peut être falsifiée, rappelant les mensonges des deux George Bush, ces cibles consensuelles, pendant chacune de leurs guerres irakiennes (p. 207) ; et il dénonce l'absurdité du monde de l'entreprise obnubilé par la culture du résultat, mais qu'il est si simple de berner avec quelques tours de passe-passe et un bon sens du réseautage (p. 333). Mais comme l'écrivain sait aussi qu'il y a un écueil à vouloir être sérieux, à avancer trop ouvertement ses arguments, il ajoute à tout cela une dose substantielle d'humour, un humour destiné davantage à lui servir d'assurance-vie qu'à faire éclater de rire ses lecteurs.

Premier roman, Circuit reçoit de nos jours un accueil plutôt bienveillant de la critique littéraire. Et cela est parfaitement logique. Il a tout ce qui facilite, à défaut de la garantir, la sympathie de la République des Lettres. Il répond parfaitement au cahier des charges qui ouvre la voie à un succès d'estime, un cahier des charges non moins contraignant que pour un best-seller, ou que ceux qui régimentent la littérature de genre. Mais au fond, est-ce pour autant que ce livre est réussi ?

Delwart a un style, certes. Son écriture parvient à nous arracher des sourires et à nous épargner des description laborieuses. Mais au lieu de s'imposer subrepticement comme un nouveau langage, elle lasse. Une fois que vous avez ingurgité des dizaines d'aphorismes abscons à la "il y a ce que l'on fait et ce que l'on veut, seul compte le fait de savoir en quoi ce que l'on fait rapproche de ce que l'on veut" (p. 21), franchement, vous n'en pouvez plus. Tout cela n'est pas beau, pas éloquent. C'est typique d'une langue qui ne sait plus chanter, d'une écriture sans oreille musicale.

Viennent ensuite les grands thèmes destinés à apporter de la profondeur au propos, et la question existentielle qui taraude Darius, l'homme guidé par sa "petite peur". Mais que peut prouver, démontrer, illustrer cette histoire fantaisiste où se multiplient les personnages clichés, comme cette executive woman d'âge mûr et mangeuse d'hommes qu'est Alice Puppinger ? Comment les constats de l'auteur peuvent-ils avoir une prise ou un impact dans ce cadre sans substance ?

Au bout de ces 350 pages éprouvantes, il ne reste plus au livre qu'une qualité : l'idée. Chez tout lecteur qui partage avec l'auteur son âge et son statut de cadre urbain, chez quelqu'un qui a été salarié de la World Company et qui a expérimenté l'ambiance surréaliste d'un plan social, le début du roman ne peut qu'interpeler. Il sonne très juste, c'est du vécu. Il se moque avec pertinence des codes et du sabir abscons que partagent les grandes entreprises. Mais les bonnes idées, quand on est raisonnable, on en fait des des contes philosophiques ou des nouvelles percutantes. On ne les délaye pas dans un roman bavard où l'exercice de style, survalorisé, parasite le propos plutôt qu'il ne le sert.