J'ai Lu :: 1991 / 1999 :: acheter ce livre

"Le XXème siècle restera peut-être comme un âge d’or de la littérature épique et fantastique, une fois que se seront dissipées les brumes morbides des avant-gardes molles. Il a déjà permis l’émergence de Howard, Lovecraft et Tolkien. Trois univers radicalement différents. Trois piliers d’une littérature du rêve, aussi méprisée de la critique qu’elle est plébiscitée par le public. Cela ne fait rien. La critique finit toujours par reconnaître ses torts ; ou, plus exactement, les critiques finissent par mourir, et sont remplacés par d’autres" (p. 101).

Ce passage, comme de nombreux autres dans cet essai, marque la lucidité de Michel Houellebecq à l'égard de Howard Phillips Lovecraft, si ce n’est sur la littérature en général. Car ce texte de jeunesse de l’écrivain français est sans doute l’un des plus pertinents et éloquents à avoir jamais été rédigés sur l’inventeur du mythe de Cthulhu, tant est limpide et éclairante chacune de ses trois grandes parties : celle consacrée à la postérité du reclus de Providence ; cette autre qui détaille les ressorts de son style ; cette dernière, la plus marquante, qui éclaire les écrits de Lovecraft à l’aune de sa biographie.

Il y a bien quelques passages contestables, notamment dans cette préface rédigée a posteriori. Houellebecq y précise par exemple qu’il était difficile d’accéder à l’œuvre de Lovecraft à la fin des années 80, avant la publication de son œuvre dans la collection Bouquins. Il est vrai que le travail de Robert Laffont a amélioré la visibilité des textes de l’Américain, qu’elle a accru une notoriété qui jusqu’ici, en France, fonctionnait essentiellement par bouche-à-oreille. Mais pour avoir découvert l’écrivain à la même époque que le romancier français, je peux témoigner qu’il n’était pas franchement difficile de se procurer ses nouvelles. Comme Houellebecq le précise d’ailleurs dans le paragraphe cité plus haut, Lovecraft était apprécié du grand public. Ou tout du moins du public large constitué par les adeptes de fantastique et de science-fiction.

Même circonspection quand Houellebecq confie qu'il fut surpris quand il découvrit, sur le tard, le racisme obsessionnel de l’écrivain américain, alors que celui-ci est aussi visible que le nez au milieu de la figure. Certes, à première lecture, l’adolescent lambda (mais Houellebecq jeune était-il un adolescent lambda ?) n’est pas obligé de faire le parallèle entre les créatures de Lovecraft et les basanés, les sangs-mêlés et les métèques qui peuplaient les rues de New York, et que l’Américain abhorrait. Il peut aussi ne pas comprendre cette hantise du métissage que trahit une nouvelle comme Le Cauchemar d’Innssmouth. Mais il ne peut que constater que chez l’auteur, le rôle du méchant et de l’adorateur de cultes innommables revient toujours aux non WASP.

Un peu plus tard, aussi, on peut contester le jugement émis par Houellebecq à l’encontre du seul essai rédigé par Lovecraft, Epouvante et Surnaturel en Littérature. L’écrivain français y précise que ce texte ne laisse rien deviner sur les écrits à venir de l’homme de Providence. Mais c’est précisément tout le contraire. Dans cette histoire de la littérature fantastique, l’Américain ne cesse de distribuer bons et mauvais points aux auteurs qui l’ont précédé, louant tous ceux qui annonçaient son œuvre et snobant systématiquement les autres. Cet essai avait une valeur programmatique. A égalité avec son abondante correspondance, il est le texte qui aide le mieux à décrypter l’auteur.

Mais maintenant, pour comprendre Lovecraft, il y a aussi ce livre de Houellebecq. Et, les détails susmentionnés mis à part, H.P. Lovecraft, Contre le Monde, Contre la Vie est éclairant et excellent. Rien d’étonnant, serait-on tenté de dire, tant les deux hommes, qui ont tous deux commencé par la poésie avant de se tourner vers la fiction, semblent partager ce profil d’écrivain froid, pessimiste, antipathique et contraire au politiquement correct. Mais cette similitude n’est qu’apparence. Pour bien estimer un pair, il vaut mieux ne pas trop lui ressembler. Alors que le Français est devenu un personnage public et médiatique doublé d'un provocateur, l’Américain était un homme affable, généreux, réservé et gentil qui ne connut jamais la célébrité de son vivant. Sa haine et son racisme viscéral n’apparaissaient tels quels que dans ses lettres, ainsi, de manière sublimée, que dans son œuvre.

Assez proche de lui pour avoir un minimum d’empathie à son égard, mais plus cynique, plus distant, et sans doute moins à fleur de peau, Houellebecq avait le profil idéal pour comprendre Lovecraft. Il le prouve quand il dépeint l’originalité de son style, quand il décrit cette façon d’entrer sans artifice dans le cœur du sujet, de s’opposer à la littérature réaliste en éludant impitoyablement tout détail sur le quotidien et les sentiments des humains, d’user de façon consciente et assumée d’une emphase contraire aux conventions littéraires. Il parle aussi de cette forte sensibilité aux formes et aux sons, de ce sens musical perceptible dans les descriptions comme dans le rythme de ses récits, où transparait, surtout si on le lit en Anglais, son expérience passée de poète.

Houellebecq explique aussi, et avec la même clairvoyance, qui était Lovecraft, et comment l’homme a accouché de l’écrivain. Il ne nuance pas ces défauts qui ont longtemps fait de l’Américain un auteur peu fréquentable, il n’oublie ni ses idées réactionnaires, ni son racisme démesuré, ni sa sympathie pour Hitler, ni sa misanthropie, ni encore sa lâcheté. Mais il les détaille, il les précise, il les explique. Et peu à peu, il en vient aux traits primordiaux qui expliquent l’homme comme l’écrivain.

D’abord, plus que d’abhorrer les autres, Lovecraft s’abhorrait lui-même. Il exécrait sa faiblesse morale et physique, sa couardise, son inadaptation sociale, il se plaçait sans hésiter dans le camp des vaincus. Du fait même de cette haine de soi, Lovecraft détestait la vie, et partant, tout ce qui rappelait son insignifiance et sa trivialité. Cela est le principe même de son œuvre, comme Houellebecq l’expose, par ces quelques phrases aussi claires que lapidaires : "La vie est douloureuse et décevante. Inutile, par conséquent, d'écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité en général, nous savons déjà à quoi nous en tenir ; et nous n'avons guère envie d'en apprendre davantage." (p. 13)

Houellebecq décrit un homme qui partageait les préjugés de son milieu, de ces WASP de Nouvelle-Angleterre pour qui l’existence n’était qu’une épreuve, une vallée des larmes d’où toute satisfaction était exclue. Comme ses semblables, Lovecraft était un adepte de la mortification et du sacrifice de soi, il n’attendait rien de la vie terrestre. Mais contrairement à eux, il n’avait pas la consolation de croire en un au-delà, en une récompense post-mortem pour les souffrances endurées sur Terre. La perte de l’innocence et des croyances est telle chez Lovecraft, qu’il invente avec ses mythes un christianisme inversé, où seule la bestialité peut attendre un soutien de ses propres divinités, où le rôle du sauveur et du rédempteur est dévolu aux ennemis de l’humanité, où la seule et la vraie religion est celle du mal.

"Peut-être faut-il avoir beaucoup souffert pour apprécier Lovecraft…". Telle est la phrase de Jacques Bergier, vulgarisateur de l’écrivain en France, par laquelle Houellebecq choisit d’introduire son essai. Et de fait, trouvent un écho chez l’Américain tous ceux qui ont perdu l’espérance, ceux qui partagent avec lui ce statut contradictoire de puritain athée, ceux qui ont renoncé à la religion, sans avoir pu trouver satisfaction dans ces succédanés que sont la course à la performance économique ou sexuelle. Voilà pourquoi la critique littéraire légitime, elle-même repue par l’opium de la reconnaissance publique ou littéraire, n’a pas toujours été à même d’estimer Lovecraft à sa juste mesure, voilà pourquoi il a fallu la clairvoyance cruelle d’un certain public, de Houellebecq et de quelques prédécesseurs pour que justice lui soit faite, et que finalement, subsiste de sa vie en tout point désastreuse une œuvre fascinante, pour qu’il devienne lui-même une sorte de Christ pour les plus lucides ou les plus défaitistes des perdants, des losers, des vaincus.