Editions du Rocher :: 2006 / 2008 :: acheter ce livre
Traduit du suédois par Lucile Clauss & Max Stadler

Il n’est question d’aucun fauve dans ce livre au titre trompeur. Montecore, un tigre blanc apprivoisé par un célèbre duo de dompteurs de Las Vegas, mais qui s’est retourné un jour contre l’un de ses maîtres, n’est cité ici qu’à titre de métaphore, sans que l’on sache d’ailleurs s’il représente l’écrivain lui-même, ou son père, dont ce roman est une biographie (a priori largement imaginaire). Ou encore s’il symbolise les sociétés suédoise et tunisienne qui forment l’arrière-plan de ce drôle de livre.

Suédois et tunisien, Jonas Hassen Khemiri, est les deux à la fois. C’est donc sans surprise qu’après un premier roman (Ett Öga Rött) qui s’est vendu à 200 000 exemplaires, qui a été adapté au cinéma et qui lui a valu la notoriété dans sa patrie scandinave, le jeune écrivain s’attaque au délicat sujet de l’intégration, de la confrontation entre le Sud et l’Occident, et de la double identité.

Dis comme ça, cela n’est pas très affriolant. Des romans sur l’immigration, il en est sorti des tas, et beaucoup de mauvais, jusqu’à plus soif. Qui plus est, détail aggravant, Montecore est aussi un livre qui s’interroge en filigrane sur la tâche de l’écrivain et sur le processus d’écriture, exercice casse-gueule s’il en est. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, Khemiri s’en sort admirablement bien, il s’engage au beau milieu de ces deux autoroutes, mais il y conduit avec souplesse et habileté.

L’intégration tout d’abord. Pour traiter le sujet, ses dilemmes, ses ambigüités, Khemiri fait intervenir quatre protagonistes dont le rapport à l’immigration est fondamentalement différent : lui-même, Jonas, le fils d’immigré né en Suède, complètement occidentalisé, amateur de gangsta rap et de jeux de rôle, mais tenté par une revendication violente de ses origines face à l’hostilité et au racisme de la société suédoise ; le père, Abbas, l’Arabe soucieux de s’intégrer et de fuir la marginalité, quitte à donner raison aux préjugés anti-immigrés des Suédois pur souche ; la mère, Pernilla, la Suédoise, ex hippie, de gauche, ouverte au monde ; et Kadir, l’ami tunisien resté au pays.

Par les dialogues de sourds qui s’engagent entre ces quatre personnes, et plus particulièrement entre le père et le fils, ce sont tous les malentendus et toutes les incompréhensions sur l’immigration qui défilent. Abbas et Kadir, les vrais Tunisiens, vivent à l’heure européenne, draguent les Occidentales sur les plages de leur pays et rêvent d’un Nord fantasmé, tandis que Jonas, qui n’a d’Arabe que le faciès et le nom de famille, revendique des origines dont il ne connaît rien. Sur le modèle des Noirs américains, il se fait l’avocat dérisoire d’un pouvoir bougnoule, pendant que son père réalise douloureusement qu’un profil bas ne suffit pas à franchir la barrière des préjugés et de la bêtise raciste.

Et pendant tout ce temps, en arrière-plan, des Suédois terrorisent les bronzés avec des ratonnades et de petits lasers rouges, des immigrés se laissent aller au défaitisme et à la marginalisation, et leurs enfants expriment leurs frustrations en se la jouant gangsta et en dégradant les bâtiments publics. Tout ceci est traité avec justesse et subtilité, sans opinion tranchée, sans solution toute faite et sans caricature. Et si Khemiri parvient à un résultat si convaincant, c’est aussi qu’il a opté pour un procédé narratif aussi original qu’efficace.

Car plutôt qu’un produit fini, Montecore est un livre qui s’écrit sous nos yeux. Sorte de roman épistolaire à l’heure d’Internet, il prend la forme d’un échange d’emails entre Jonas et Kadir, où chacun apporte des suggestions pour cet ouvrage qui doit retracer la biographie du père et de l’ami, Abbas. Les deux personnages proposent, argumentent et se disputent sur le contenu du livre. Ils livrent leurs interprétations contradictoires des mêmes événements, ils apportent des éclaircissements, distinguent leurs commentaires du texte original en usant de polices de caractères distinctes, raturent certains passages.

Cet échange de point de vue par emails n’est pas un simple caprice stylistique de la part de Khemiri. Il permet de souligner encore davantage, et avec beaucoup d'humour, le fossé culturel entre ces hommes de générations et de pays distincts, et leurs divergences sur ce que doit être ce livre écrit à quatre mains. Ainsi, si l’un souhaite raconter l’histoire d’un succès, celui d’Abbas le photographe arabe parti à la conquête de l’Occident, l’autre veut analyser un échec, la relation gâchée avec son père et son intégration ratée en Suède. Et les deux, également mythomanes, déforment allègrement la réalité, l’un pour glorifier le destin de son ami, l’autre pour exagérer ses actions minables contre une Suède blanche et raciste.

Ce sont aussi deux conceptions de la littérature qui s’affrontent à travers les deux hommes. Kadir souhaite raconter une jolie histoire, à l’aide de formules grandiloquentes, de tournures emphatiques, de métaphores pompeuses. Jonas, au contraire, veut écrire un roman problématique à l’occidentale, en brouillant les pistes et en usant de procédés d’écriture improbables. Aussi le Tunisien se fâche-t-il quand il voit le fils de son ami parler de lui à la seconde personne, ou conjuguer ses parents au pluriel ("les papas", "les mamans"). Même incompréhension quand il apprend qu’il veut donner au livre le nom de ce tigre qui n’y apparait pas.

Montecore, un Tigre Unique est rempli à ras-bord de trouvailles stylistiques, comme ces fautes de syntaxe savoureuses dont un Kadir émaille ses messages, lui qui ne maîtrise qu’imparfaitement le suédois (un grand bravo aux traducteurs qui ont dû transcrire cela en français, en particulier ce long passage humoristique sur les règles linguisitiques du suédois). Mais ces effets de style cocasses ne sont pas là que pour la beauté du geste. Ils sont utiles à l’intrigue, ils servent l’histoire, la petite, celle du père et de la famille de Khemiri, tout comme la grande, celle de la Suède, celle de ce choc des préjugés, plutôt que des cultures, dont l’auteur nous parle mieux que bien d’autres.