Glénat :: 1984 / 1995 :: acheter cette BD (premier volume)

C’est ainsi, par un premier contact mouvementé entre Bulma et Goku, mis en scène par Akira Toriyama en 1984 et publié par le magazine Shonen Jump, que débute l’un des plus gros cartons de la bande-dessinée mondiale. Un quart de siècle plus tard, les albums de la série Dragon Ball se sont vendus à plus de 250 millions d’exemplaires, et celle-ci a été déclinée en dessins-animés, films, jeux vidéos, cartes à jouer, figurines et goodies par millier. Après que plusieurs générations d’enfants, d’ados et d’adultes se soient plongés dans leur univers par l’un ou plusieurs de ces médias, via le Club Dorothée dans les 90’s (pour parler de la France) ou sur Playstation dans les années 2000, Sangoku et les siens sont devenus des figures importantes de la pop culture internationale, au même titre que Tarzan, Mickey, Superman ou Tintin l’avaient été à d’autres époques.

Preuve de son impact, la série a subi un flot impressionnant de critiques. Les grossièretés et les obscénités dont l’histoire est émaillée, la simplicité du dessin, la répétition incessante des mêmes motifs scénaristiques, et, plus encore, sa violence, ont été reprochés à Dragon Ball par un panel varié de détracteurs : outre les réacs habituels façon Le Figaro Madame rétif à toute pop culture, outre les pères et mères de famille inquiets, ont aussi sonné l’hallali ceux qui, après avoir goûté à une première fournée d’animes japonais vers la fin des 70’s, n’ont pas aimé ceux de la génération d’après, sans réaliser qu’ils idéalisaient des Goldorak et des Albator d’une richesse toute relative. Aussi, il y eut ceux qui, voulant souligner la finesse de l’œuvre d’un Miyazaki, ou la sophistication d’un Ghost in the Shell, rappelaient incessamment que l’univers des mangas et de l’animation japonaise ne se résumait pas au côté ouvertement débile et régressif de Dragon Ball, ou que son auteur même, Akira Toriyama, avait davantage révolutionné le genre avec son Dr. Slump au début des années 80 qu’avec sa série la plus célèbre.

Certes, les mangas, ce n’est pas que Sangoku, Vegeta, Piccolo et les autres. Et cela est sans doute regrettable si, pour l’homme de la rue, Dragon Ball a longtemps été l’arbre qui a caché la forêt. N’empêche. Cette célébrité n’est pas sans raison. Et apprécier la bande-dessinée ou le dessin-animé nippon sans avoir de sympathie pour l’œuvre la plus connue de Toriyama, c’est un peu comme être fan de BD Franco-belge et détester Tintin, ou comme aimer le rock sans goûter les Beatles : possible, mais pas franchement logique. Tant Dragon Ball a quelque chose d’archétypal pour les mangas, tant il rassemble tout ce qui en fait l’originalité.

Premier élément, donc, la violence. Inutile de nier cette brutalité présente dès le commencement, et qui prendra plus d’espace encore avec Dragon Ball Z, quand l’histoire ne se résumera plus qu’à une série quasi interrompue d’affrontements. Sangoku, ses amis et ses adversaires ne se contentaient pas de se battre. Avec eux, les plaies et les bosses devenaient visibles, le sang coulait, les commissures des lèvres laissaient perler un filet de bave après chaque uppercut. D’autres mangas, y compris parmi ceux destinés au même public, feront infiniment plus cru et explicite. Mais tout de même. Quand au cours d’un tournoi d’arts martiaux, Tenshinhan assène le coup de grâce sur Yamcha, on voit la victime gésir, pathétique, la jambe déformée. Un peu plus tard, c’est avec une application sadique que Piccolo s’emploie à invalider l’un après l’autre chaque membre de Goku. Et à plusieurs reprises, on voit des guerriers combattre en sang, le bras arraché ou le corps mutilé.

Vient ensuite l’autre transgression majeure : la sexualité. Celle-ci n’est pas neuve, n’importe quel psychanalyste en herbe sait la détecter au moindre coin de vignette dans toutes les bandes-dessinées, lesquelles livrent depuis belle lurette et à profusion des charretées de beautés court-vêtues. Mais avec Dragon Ball, le sexe est abordé frontalement : la moitié des héros sont motivés par la chose, certaines héroïnes ne sont pas en reste, des seins et des fesses apparaissent régulièrement dans les premiers volumes et Sangoku affronte sur plusieurs tomes une armée composée exclusivement d’homosexuels (adeptes d’une imagerie Jeunesses Hitlériennes du meilleur goût).

Les personnages, certes, n’ont pas la perfection plastique de certains héros de comics. Mais le dessin exhibe en permanence une musculature encore plus disproportionnée que celle des super-héros américains, il amplifie à l’excès les courbes et les formes des femmes. Les yeux sont grands, les poitrines volumineuses, les cuisses épaisses. Les Bulma, Lunch, C18 et autres ne sont pas belles mais, comme l’a souligné Daizaburo Okumoto (un spécialiste de littérature française qui s’est penché sur l’œuvre de Toriyama), diablement sensuelles. Elles sont les lointaines descendantes d’une Betty Boop plutôt que des Barbie siliconées et des Ken stéréotypés qui peuplent les comics américains. Et à cela, s’ajoutent naturellement ces looks adolescents et ces traits enfantins qui renforcent encore le côté pervers de la chose.

Il ne s’agit donc pas de le nier. Même s’ils ont été en partie gommés dans la version télévisée qui a popularisé Dragon Ball (quoiqu’on reproche à Dorothée, la version diffusée dans son émission avait subi quelques censures…), la violence, la sexualité et la grossièreté (on n’a pas encore parlé du joli florilège de jurons qui accompagne la version papier) sont des éléments importants de la saga, et leur relative nouveauté au sein d’un programme supposément destiné aux enfants explique en petite partie pourquoi elle a fasciné.

Après, on peut toujours se la jouer Valeurs Actuelles, opposer les critères moraux aux critères esthétiques, et revenir sur l’éternel débat sur la violence à la télévision ou dans la BD. Rappelons juste que l’influence de contenu "explicite" sur le comportement des jeunes gens n’a encore jamais été prouvée, hormis pour certains sujets fragiles ; que si l’esthétique de la violence est si prisée dans nos sociétés, c’est précisément du fait de sa prohibition, intériorisée par tous ; et qu’il est hypocrite de nier la sexualité des enfants et des jeunes ados, ou de montrer des héros sortir indemnes de combats dantesques, mis à part des vêtements abimés et un brin de fatigue.

Ce que disent au fond ces critiques, c’est que Dragon Ball, et avec lui nombre de mangas, n’a que faire des racines chrétiennes de l’éthique occidentale. Il est d’ailleurs révélateur que le phénomène ait frappé tardivement les Etats-Unis, réputée la plus christianisée de nos sociétés. Il fallait bien des Japonais pour que les enfants et les adolescents s’extirpent de la censure morale imposée par les adultes. Avec les mangas, ils quittaient le monde des bons sentiments à la Walt Disney, ils se dégageaient de l’arrière-plan catho d’un Tintin.

Dans chacun de ces deux univers, les enfants et les autres avaient toujours préféré les personnages truffés de défauts, l’acariâtre Donald au gentil Mickey, l’alcoolique et colérique Capitaine Haddock au terne Tintin. Et bien des Donald Duck et des Haddock, Dragon Ball en est plein. A l’exception de Sangoku, tous les personnages de la saga sont cupides, égoïstes, crétins, vantards, obsédés ou lâches. Menacés par l’effondrement d’une grotte sous-marine, par exemple, Bulma et Krilin décident, sans état d’âme ou presque, d’abandonner Goku à une mort certaine. Et si ce dernier est l’exemple même du héros au cœur pur, il n’est pas pour autant exempt de défauts (goinfre, malpoli et singulièrement naïf), contrairement aux Mickey et Tintin susnommés. Aussi, s’il sauve le monde à plusieurs reprises, il n’oublie pas son propre intérêt, épargnant des adversaires dangereux capables de menacer encore l’humanité (Piccolo, Vegeta) pour le seul plaisir d’avoir à les combattre.

Dans Dragon Ball, jamais l’auteur ne prend le ton du moralisateur et du donneur de leçon. Il n'est pas condescendant, il ne parle pas aux enfants et aux ados comme à un débile. C’est que, comme toute œuvre pour la jeunesse un tantinet intéressante, et au-delà de l’intrigue générale où l’on voit des Bons combattre des Méchants qui cherchent à asservir le monde, Dragon Ball n’est pas manichéen, il est même franchement amoral.

Et si, à maintes et maintes reprises, Toriyama nous fait le coup de l’ennemi qui rejoint le bon camp, s’il abuse de ce poncif, ce n’est pas forcément sur le mode traditionnel et chrétien de l’Occident, celui du mauvais sujet repenti, du bad boy pas si mauvais au fond, celui du pécheur qui rachète ses fautes par la bonne action et par le sacrifice. Tenshinhan est l’un des rares à respecter strictement ce schéma, mais c’est aussi l’un des protagonistes les plus pâles de la série, et l’auteur le fera progressivement passer à l’arrière-plan. Vegeta, en revanche, l’un des personnages les plus appréciés des fans, s’adoucit progressivement, mais ne cesse jamais vraiment d’être mauvais. Et si, in fine, il accepte à son tour de sauver la Terre, ce n’est pas par bonté ni par dévouement, mais pour damer le pion à son éternel rival, Sangoku, lequel s’est toujours attribué ce beau rôle.

La position de Toriyama vis-à-vis des femmes se montre elle aussi plus moderne que dans d’autres bandes-dessinées venues d’autres horizons. Cela a déjà été dit : la plupart sont sexy, et elles sont l’objet de toutes les concupiscences. Mais elles ne sont pas dévalorisées. Aucune ou presque n’a le rôle traditionnel de la potiche, de la bécasse, de la prédatrice, de la déesse intouchable ou du garçon manqué. Elles présentent un QI généralement supérieur à leurs compères (Bulma), ne s’en laissent pas compter (Lunch version blonde, C-18), et certaines savent se battre (Chichi, C-18, Videl, Pan).

Autre élément clé de la série, son caractère extrêmement répétitif. Progressivement, Dragon Ball va se constituer en grands cycles, suivant tous, à quelques variations près, le déroulé suivant : le monde vit en paix tant que Sangoku y est le guerrier le plus puissant ; mais bientôt surgissent des ennemis qui lui sont supérieurs ; après avoir essuyé quelques plâtres, Goku et les siens s’entraînent violemment pour faire face à la nouvelle menace ; un grand combat a lieu entre tous les protagonistes, au cours desquels les Gentils étonnent les Méchants par leurs progrès ; mais leurs adversaires restent les plus forts, ils les dominent et en tuent quelques-uns au passage ; acculé, Goku (ou son fils Gohan) puise dans ses ultimes ressources pour venir à bout de l’ennemi ; grâce aux dragon balls, les dégâts causés par les méchants sont réparés.

De nombreuses autres répétitions accompagnent celles-ci. Par exemple, tous les trois ans, les principaux héros de Dragon Ball se retrouvent pour un grand tournoi d’arts martiaux, lequel prend tant d’importance qu’il est la scène de l’action finale de la version BD. De nombreuses péripéties se reproduisent, comme les changements de camp évoqués plus haut, ou le coup du robot bâti pour détruire, mais qui aspire à la paix et se retourne contre son concepteur, racontée une fois avec Franky 8, et puis plus tard avec le cyborg C-16.

Dans son ouvrage De Superman au Surhomme, Umberto Eco rappelait combien ce genre de radotage garantissait le succès d’une œuvre populaire, du Comte de Monte-Christo aux comics, en passant par les séries TV. Le lecteur, ou le spectateur, ne tire pas son plaisir de la découverte et de l’inattendu, mais au contraire, de l’assurance de connaître le fin mot et le dénouement de l’histoire, de son caractère rituel. Il en est de même avec l’intrigue de base qui, même enrichie par de multiples péripéties, structure chaque grand cycle de Dragon Ball.

Mais avec Toriyama, cette construction cyclique, classique en matière de divertissement populaire, prend une tournure particulière : chacune de ces grandes phases est allongée de façon totalement disproportionnée. Cataclysmiques, apocalyptiques, les affrontements dans Dragon Ball sont aussi effroyablement longs et lents. Un même combat peut prendre plusieurs volumes de la série, soient plus de 200, 400 ou 600 pages. Et c’est encore pire avec la série animée, où il ne se passe parfois qu’une véritable action par épisode, où se multiplient les plans fixes, les travellings, les bavardages sans fin entre les protagonistes des combats ou ceux qui y assistent.

Dragon Ball, et plus encore Dragon Ball Z, est un sérieux démenti à ceux qui estiment les jeunes générations avides de vitesse et de mouvements. Car le récit y est particulièrement lent. En cela, il est à rapprocher de certains soaps aux actions interminables, des longs duels mis en scène par Sergio Leone dans Il Etait une Fois dans l’Ouest, des séries de fantasy à rallonge façon L’Assassin Royal, de toutes ces œuvres éminemment populaires mais où il ne se passe rien, construites sur de long crescendos, bâties sur le mode de l’acte sexuel, point de vue masculin, où la libération finale sera d’autant meilleure que sa préparation aura été longue.

Autre atout, la construction cyclique de Dragon Ball n’exclut pas une évolution dans le temps des personnages. Le manga dit toujours la même chose, mais il se présente aussi comme une saga, avec des héros qui vieillissent, qui évoluent, qui fondent des familles et qui, lentement, changent et mûrissent. Sangoku, Krilin, Bulma et compagnie ne sont pas ces personnages de comics qui demeurent inchangés. Comme pour un soap opera interminable ou une série de fantasy en quinze volumes, Toriyama joue sur l’attachement des lecteurs ou des téléspectateurs à ses personnages pour les fidéliser dans la durée. Pour le fan, ce qui prime n’est bientôt plus l’intrigue, de plus en plus pauvre à mesure que l’inspiration s’amenuise, mais ce qu’il va advenir des protagonistes.

Et l’auteur se tire particulièrement bien de cet exercice. Grâce à des évolutions de personnalité presque plausibles, grâce à des changements de look, de coiffure, d’apparence (alors encore rares, sinon dans les BD, du moins dans les dessins-animés, pour de simples raisons de coûts), grâce surtout à un coup de crayon précis qui montre les altérations subtiles subies par les personnages avec le temps, ou qui joue adroitement des ressemblances entre les héros et leurs descendances.

C’est qu’à l’instar des grands maîtres de la ligne claire, Toriyama, designer de formation, sait allier simplicité du trait et sens du détail. Et ces qualités de dessinateur ne sont évidemment pas le plus maigre de ses atouts. L’auteur nous amène dans le monde de l’enfance, dans une sorte de Neverland, dans un univers fantasmagorique où les animaux parlent, où les démons et les extra-terrestres pullulent. Ses personnages sont de véritables icônes, Goku le premier, avec sa coiffure aussi inamovible et reconnaissable que les oreilles de Mickey. Pourtant, ils paraîtraient presque réalistes. Jamais il n’a paru si naturel et si normal de voir un cochon s’exprimer ou un chat voler que dans Dragon Ball. Jusque dans sa façon de dessiner, l’auteur se joue à merveille de la frontière floue qui sépare l’enfance de l’âge adulte.

Telles sont donc les forces de Dragon Ball : un dessin simple et précis, les bonnes vieilles recettes éternelles de la culture populaire, doublé d’un affranchissement inédit des normes imposées par Disney, et par la littérature pour enfants occidentale en général. A l’instar du rap, ce genre musical qui a marqué l’avènement d’une génération métissée dans nos sociétés, Toriyama a donné à l’adolescence l’une de ses premières œuvres post-occidentales, post-white, vraiment mondialisées. Oui, Sangoku et les siens sont les héros de la génération jeux vidéos, des matches de catch du samedi soir pour les enfants, de la pornographie facile d’accès et de la nerd culture. Mais ceci est le monde dans lequel nous vivons, et il n’est pas plus détestable que celui d’avant. Bienvenue dans le présent.

Telle pourrait être la conclusion, s’il ne restait pas un point en suspend : l’opposition entre le Dragon Ball des origines (les 17 premiers volumes du manga) et la suite, Dragon Ball Z (sans parler de ce Dragon Ball GT qui vient encore après, mais où Toriyama n’est plus impliqué que de loin). A l’instar des adeptes de mangas qui critiquent Dragon Ball pour mieux se faire les avocats du genre, il y a, parmi les fans mêmes de la série, des gens pour prétendre qu’elle a été pervertie à partir du moment où un "Z" a été rajouté à son titre. Démarche classique de quête de respectabilité, mais qui, comme souvent, résiste peu à l’analyse.

Il existe une profonde différence entre Dragon Ball et Dragon Ball Z, c'est vrai, la même que celle qui sépare le comique truculent de la BD Franco-belge à papa, capable d’interpeler adultes comme enfants, du ton grave et tragique des comics américains, destinés davantage à un public d’ados.

A l’origine, s’inspirant du Voyage en Occident, un conte chinois (Sangoku y est le roi des singes, il voyage avec un bonze et un cochon qui rappellent respectivement Krilin et Oolon, on y retrouve les mêmes objets magiques), Toriyama entreprend une série humoristique dans la lignée de son Dr. Slump. Il s’y livre à une parodie de films de kung-fu : les héros purs ne le sont pas tant que ça, le personnage principal est d’une naïveté sans borne, le beau hors-la-loi perd tous ses moyens devant une femme, le vénérable maître d’arts martiaux se révèle être un obsédé sexuel, etc... Il y déploie à foison des gags et un sens de l’absurde, à connotation sexuelle récurrente (cette technique utilisée par Krilin pour défaire Yamcha de l’emprise de l’homme invisible…). Il joue avec le format BD (cette vignette dont Yamcha brise les bords après avoir été frappé par Goku…). Il prend le lecteur à partie (ce moment où les personnages s’inquiètent de voir leurs dialogues devenir trop vulgaires), etc…

Avec Dragon Ball Z (ou DBZ), au contraire, et hormis à la toute fin, quand les petits Trunks et Sangoten renouent avec l’esprit et les facéties des premiers volumes, le ton est plus sérieux. Sangoku devenu adulte, les gags se font rares, l’intrigue se focalise sur les combats, les personnages animaux ou fantaisistes issus du monde de l’enfance (Oolon, Plume, Lunch) passent au second plan et laissent place aux humains ou aux monstres. Tout cela, naturellement, a suffi pour que des nostalgiques y voient une perte regrettable de créativité.

Il est vrai que DBZ résultait d’une commande. Avec le succès, l’histoire avait commencé à échapper à Toriyama. L’auteur avait envie de passer à autre chose, mais la nécessité économique lui dictaient de poursuivre une aventure qui, de fait, et si l’on tient à jouer au gauchiste attardé avec ce genre de distinction caduque, tenait alors davantage du produit industriel que de l’œuvre.

Mais si, à titre personnel, je préfère moi-même le truculent Dragon Ball des débuts au bourrin Dragon Ball Z, il faut reconnaître que c’est avant tout ce dernier qui a triomphé : ses personnages ont envahi la culture populaire, les icônes d’aujourd’hui, celles qui sont déclinées en jeux vidéo, en goodies et en posters chatoyants où flamboient les cheveux blonds des super-saïyens, celles qui, après avoir conquis le Japon et l'Europe, ont fini par séduire les Etats-Unis, ce sont avant tout les héros de DBZ.

Si les premiers mangas ont l’humour, le côté délicieusement pervers et une joyeuse intrigue picaresque pour eux, ils ne sont aussi que l’ébauche de la seconde série, une transition entre la folie intégrale de Dr. Slump et le ton sérieux de DBZ. La rupture n’est d’ailleurs pas totale. Les tout premiers volumes ne sont d’abord qu’un franc délire, certes, mais ils évolueront bien vite vers ce qui deviendra DBZ, avec des combats qui s’allongeront, de l’humour qui passera au second plan, et cette fameuse construction cyclique. Dragon Ball n’est pas le contraire de Dragon Ball Z ; il en est la répétition générale.

D’ailleurs, la dimension sexuelle exceptée, tous les attributs mentionnés plus haut ne prennent leur pleine mesure qu’avec Dragon Ball Z. S’y ajoute aussi l’immense puissance cathartique de ces transformations en super-saïyens, s’y additionne une dimension tragique dont les premiers volumes sont dépourvus. Pour tenter une comparaison avec une œuvre similaire, le début de Dragon Ball correspond au premier volet de Star Wars, Un Nouvel Espoir, tandis que DBZ est L’Empire Contre-attaque, avec une tension dramatique plus intense, et un art de la mise en scène supérieur, avec Vegeta dans le rôle du héros ambigu et torturé, en lieu et place de Darth Vader.

Après, oui, il est possible que tout cela ait été bien moins frais et spontané que les premiers pas de Sangoku, que cela ait davantage correspondu au diktat du marché qu’aux envies profondes de l’auteur. Décomposé en de nombreux épisodes, Dragon Ball a été construit avec la participation et les envies du public. Comme toutes les grandes œuvres populaires, il s’est bâti de façon itérative, et il fut un moment où l’auteur n’était plus vraiment le maître de son enfant. Mais Toriyama n’aura pas été le premier Docteur Frankenstein, il n’est pas le seul créateur à avoir engendré une œuvre indocile, bien plus grande et forte que lui.