Fasquelle :: 1891 / 1985 :: acheter ce livre

Ce roman, l’un des derniers de la saga des Rougon-Macquart, nous racontait la suite des aventures de l’arriviste Aristide Rougon, rebaptisé Saccard. Après avoir spéculé sur l’immobilier dans La Curée, ce diable d’homme, ce rapace, se mettait à jouer au grand jeu de la bourse. Avec une fine équipe de collaborateurs appâtés autant que lui par des gains rapides, il allait monter une nouvelle banque, L’Universelle, dont l’action, soutenue par le bluff et des manœuvres frauduleuses, allait atteindre des montants astronomiques, mettant en péril la haute finance traditionnelle, avant de s’effondrer et d’entraîner des centaines d’épargnants, nobles, bourgeois ou petites gens, dans une ruine absolue.

A première vue, L’Argent va pleinement dans le sens de la vulgate répandue en France, réapparue au profit de la crise financière de 2008/2009 et des excès qu’elle a mis en lumière ; l’argent est mauvais, il est dangereux. Il enflamme les cœurs, il égare les esprits, il fait perdre pied, il n’est pas connecté à la réalité. De grands flux circulent entre des mains malhonnêtes, qui n’ont d’autres mérites que de spéculer et de fausser les comptes. Et même quand cet échafaudage délirant s’effondre, il reste encore des gens pour conserver un bien acquis sans grand mérite ni grand effort. Même Saccard, après un passage en prison, rebondira, contrairement aux plus petits qu’il aura entrainés dans la déchéance.

Ce livre de Zola est donc bien le grand roman moral qui, bien avant les excès de 1929 et des années 2000, alertait sur les risques et les absurdités de la bourse. Sauf que dans cette histoire, l’argent ne brûle pas tous les doigts, il ne rend pas tout le monde fou. Il est domestiqué par cette "juiverie" dénoncée par Saccard avec un antisémitisme féroce, par cette haute finance qui a su cultiver la tempérance, qui a su se souvenir que tout ce qui monte finit toujours par redescendre, qu’une action doit fatalement retrouver son juste prix.

L’Argent n’est pas un livre contre l’argent. Par la voix de Sigismond, Zola fait bel et bien s’exprimer un avis qui lui est hostile, le rêve d’une société idéale où la monnaie n’existerait plus, ou le mérite serait mesuré sans l’entremise trompeuse de l’argent. Mais si le socialiste se présente comme le contraire de Saccard, son prêche est au final aussi vain que la fureur vénale du patron de L’Universelle, et les deux hommes finissent dans une même déchéance. Non, pire pour Sigismond, puisqu’il meurt lamentablement et que les feuilles où il a rédigé l’œuvre de sa vie, son projet de société parfaite, sont détruites par son frère, ne laissant de lui que le souvenir, au choix, d’un exalté ou d’un prophète incompris.

C’est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n’était possible sans l’argent, l’argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle… (p. 162)

Ah ! L’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et les saletés humaines. (p. 275)

Le roman ne prend pas position entre ces deux vues messianiques, celles de Saccard et celle de Sigismond, qui s’opposent en même temps qu’elles concordent pour reconnaître à l’argent un effet multiplicateur. C’est à Mlle Caroline, une maîtresse de Saccard, et le personnage central du roman, que revient le rôle, au terme de longues et difficiles interrogations morales, de synthétiser avec un accent téléologique et religieux ces deux vues qui reconnaissent à l’argent cet impressionnant pouvoir de Leviathan.

… l’argent, jusqu’à ce jour, était le fumier dans lequel poussait l’humanité de demain ; l’argent empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitaient l’existence (…). Mon Dieu ! au-dessus de tant de boue remuée, au-dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable souffrance que coûte à l’humanité chaque pas en avant, n’y a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le cœur de l’obstiné besoin de vivre et d’espérer ? (p. 493)

Avec cet étourdissant tourbillon de millions et de personnages, Zola veut montrer la puissance de l’argent, mais la folie qu’il dénonce a d'autres racines. Ce délire auquel il s'attaque, c’est l’aveuglement du Second Empire, des arrivistes, des nouveaux riches, éblouis par le pouvoir et la promesse d’une réussite rapide. Bref, celle des hommes, qui portent irrémédiablement en eux le ferment de toute souillure.

Pourquoi donc faire porter à l’argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause ? L’amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie ? (p. 494)