L’Atalante :: 1996 :: acheter ce livre

Wang, c’est aussi une science-fiction qui, pour être bien écrite, bien construite, et à l’abri des clichés, ne rechigne pas, et c’est tant mieux, aux recettes de la littérature populaire. Se succèdent ici scènes de suspense, actions spectaculaires, retournements de situations, hauts-faits, longues odyssées, promesses d’apothéose, conspirations à plusieurs étages, héros braves et sans peur, hommes providentiels, esprits machiavéliques, personnages pittoresques, figures de vieux sages, amitiés fortes et amours purs, voire limite prude, malgré, signe des temps, quelques scènes de sexe explicites. Et puis, surtout, l'auteur prouve qu'il a bel et bien ce talent de conteur qui lui a souvent été reconnu.

Mais parlons plutôt du contenu : l’intrigue commence dans un univers à la Mad Max, dans une Europe orientale envahie par la Chine communiste, marquée par un déclin technologique, moral et culturel, et tombée sous le joug d’organisations mafieuses ultra-violentes. Wang Zangkun, jeune Chinois établi en Pologne, cherche à fuir ce cauchemar pour passer de l’autre côté, dans un Occident plus avancé, mais protégé par une barrière électromagnétique quasi infranchissable. Il y parviendra, mais pour prendre, dans un remake futuriste des jeux du cirque, le rôle anachronique d’un guerrier gaulois.

Comme toujours avec les romans d'anticipation, l’auteur ne prévoit pas tant le futur qu’il met en scène les préoccupations de son époque. En l’occurrence, ce livre écrit dans les années 90 se nourrit des angoisses sur l’immigration, sur la globalisation, sur les périls asiatique ou islamique. Il montre, dans son portrait de l’Occident du XXIIIème siècle, ce que ces peurs peuvent engendrer : le néo-conservatisme, une nouvelle forme de réaction qui, si elle sait intégrer des éléments de la modernité (technologie, démocratie, émancipation des femmes, certaines formes de liberté sexuelle…), ne se nourrit pas moins de mépris, de racisme, d’avilissement de l’autre, d’aveuglement religieux et identitaire, de repli sur soi.

D’autres vices de l’Occident et de l’époque contemporaine sont amplifiés : obsession de la jeunesse éternelle ; dopage de masse et sur-médicamentation ; fuite d’une existence aseptisée et surprotégée dans les univers virtuels ; hypertrophie de l’espace médiatique ; ce voyeurisme cruel, cette vie par procuration des peines et des douleurs des autres que l’on connaît déjà, de nos jours, avec la téléréalité ou le sport spectacle.

Avec ce portrait d’un Occident dominateur et raciste, de ce nouvel Empire Romain cruel et décadent, il aurait été commode de tomber dans une morale tiers-mondiste à deux balles et dans des clichés douteux. Mais Bordage, qui les frôle, n’y sombre pas : pas de manichéisme, ses deux mondes étant, chacun dans son genre, aussi cauchemardesques l’un que l’autre, et partageant une même proportion d’êtres bons ou répugnants ; pas de mythe du bon sauvage ou du noble barbare car, malgré la pureté de ses sentiments, Wang sait faire preuve de pragmatisme et ne pas s’embarrasser de scrupules ; et si un Occident factice, superficiel et cérébral est confronté à un Orient plus brut, plus animal, plus physique et plus authentique, jamais cette opposition n’est présentée comme une fatalité.

Généralement, rien ne vieillit plus vite qu’un ouvrage d’anticipation, et Wang ne fait pas exception. C’est là l’unique reproche à lui faire : le monde décrit ici par Bordage n’est déjà plus un reflet du nôtre. La donne a changé depuis le milieu des 90's. Nous ne sommes plus tout à fait des pays insolemment riches menacés par les masses misérables et désespérées qui l’entourent. Le thème de l'opposition Nord / Sud a fait long feu. Avec le monde multipolaire des années 2000 et un Orient qui s'enrichit, le complexe obsidional de l’Occident n’a pas disparu, loin s’en faut, pas plus que la phobie de l’immigration. Mais ce qu’il redoute, c’est davantage la perte de son leadership, sa normalisation, son déclassement, qu’une confrontation violente avec les autres. Et on aimerait connaître à quoi ressemblerait aujourd’hui le Wang de Bordage, à l’aune de ces nouvelles peurs.