C'est souvent avec le second tome que l'on peut juger de la qualité d'une saga de fantasy. Il confirme, ou non, qu'un roman méritait d'être décliné en plusieurs suites. Il montre si l'auteur en avait sous le pied, ou s'il se perd dans les redites. C'est lui, surtout, qui doit captiver définitivement le lecteur, le forcer à lire les volumes suivants, quand bien même ils seraient d'une qualité moindre. Pour A Clash of Kings, toutefois, le défi était double : non seulement George R. R. Martin devait-il imaginer une suite prenante à son très réussi A Game of Thrones. Il devait s'assurer aussi que le cycle A Song of Ice and Fire, qu'il avait inauguré avec ce livre, saurait survivre à la mort de son héros.

GEORGE R. R. MARTIN - A Clash of Kings

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Cela avait été, en effet, un geste d'audace. A l'issue du premier volume de la saga, l'écrivain avait décapité son personnage central, Eddard "Ned" Stark, véritable héros chevaleresque, dévoué aux siens et à sa famille, fidèle à son roi et ami, modeste et désintéressé, animé par le sens du devoir. En toute logique, cet événement radical aurait pu tuer l'intrigue. Mais au contraire, ce coup de théâtre posait les bases, quelque part, du succès du second livre.

George R. R. Martin avait dit un jour préférer la fantasy au roman historique car, en inventant tout, du monde aux événements qui y prennent place, elle autorisait un suspense qui aurait été impossible si l'on n'avait fait que romancer l'histoire. Or, ce suspense est précisément décuplé par la mort d'Eddard Stark. Tout à coup, tout est envisageable, plus rien n'est exclu. Tout peut arriver aux protagonistes. Ils peuvent être emprisonnés, mutilés ou tués (certains le sont, d'ailleurs), et l'on frissonne pour eux à chaque page. La disparition de l'un d'eux ne gênerait d'ailleurs en rien la poursuite de l'intrigue, puisque celle-ci, depuis le début, est racontée du point de vue de plusieurs personnages, huit à l'origine, auxquels cette suite ajoute deux autres.

La mort du bon Ned, en fait, a le mérite de laisser place à des personnages plus nuancés. C'est bien sûr le cas du nain Tyrion Lannister, attachant, bien qu'appartenant au camp des méchants, qui prend ici une place centrale. Ca l'est aussi de Theon Greyjoy, contraint de trahir ses amis et ses frères d'adoption pour gagner l'estime de son père. Ca l'est même de la famille d'Eddard, et notamment de ses enfants qui lui ressemblent le plus, son bâtard Jon Snow et sa plus jeune fille, Arya, pour qui survient ici la fin de l'innocence.

Dans un dialogue important du livre, un nouveau personnage, Davos, à la fois chevalier et ancien contrebandier, explique à la Femme Rouge, une sorte de sorcière fanatique assoiffée d'absolu, qu'il n'est ni, noir ni blanc, qu'il se distingue, comme tous les hommes, par sa propre nuance de gris. Cette idée, c'est celle que Martin développe tout au long du livre. Même l'odieux Jaime Lannister, le Régicide, ne saurait être entièrement noir, comme il le montre à Catelyn Stark quand il attaque ses certitudes et sa bonne conscience, en lui apprenant qu'il est resté fidèle à une femme (serait-ce sa propre sœur…).

La mort de Ned, ainsi que celle du roi Robert Baratheon, permettent aussi de complexifier l'écheveau mis en place dans le livre précédent. Dans A Game of Thrones, la partie était simple : malgré le cas des Targaryen et une poignée d'indices sur un occulte troisième camp, elle opposait pour l'essentiel les Stark aux Lannister. Avec A Clash of Kings, comme le titre l'indique, de nombreuses factions s'affrontent, six pour être exact, qui chacune nomme un roi à sa tête, dont deux frères désormais ennemis. Et cela est l'occasion de nombreux affrontements, certains violents, assassinats ou batailles, d'autres plus subtils.

Avec sa succession de maneuvres, d'alliances, de confrontations et de coups bas, la politique est, plus que jamais, au cœur de A Clash of Kings. Et George R. R. Martin l'appréhende de manière éminemment pessimiste. Avec lui, la trahison, le double-jeu et le retournement de veste président à la destinée des hommes, et les honneurs ne vont qu'aux intrigants. C'est par cette morale que semble d'ailleurs se terminer le livre, quand Tyrion Lannister, qui a mis sa vie en jeu pour sauver la ville de King's Landing, voit une poignée d'opportunistes se partager les lauriers d'une victoire qui n'aurait pas été garantie sans lui.

Comme le précédent, ce livre se clôt dans la douleur. A l'exception des aventures de Daenerys Targaryen, qui n'a à ce stade pas de connexion avec les autres, il n'est aucune fin heureuse pour les 9 personnages par lesquels l'histoire nous est contée. Cet épais pessimisme en est démoralisant. A mesure qu'on avance avec A Song of Ice and Fire, et quelle que soit l'incertitude sur la suite de l'intrigue, on se sent porté vers une fin amère et triste, irrémédiablement, de manière incontournable, tout comme une fantasy adolescente ou enfantine nous garantissait autrefois un dénouement heureux.