TOR Fantasy / J'ai Lu :: 1989 / 2002
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On retrouve donc les différents groupes de personnages au point où on les avait laissés : Darling, Silent, les derniers rebelles et les créatures étranges de la Plaine de la Peur ; Raven et son nouvel ami, le soldat déserteur Case. Tous, maintenant sans attache et sans but, vont d'abord chercher à se refaire une vie, bon an mal an, jusqu'à ce que deux événements précipitent à nouveau les choses, et les obligent à reprendre les armes : tout d'abord, Toadkiller Dog, l'une des créatures du Dominateur, qui avait survécu à l'apocalypse du livre précédent, parvient à retrouver puis à sauver le Limper, décidément increvable ; ensuite, une bande de petites frappes motivées par le gain vont parvenir à s'emparer du silver spike, la pointe d'argent où est enfermée l'essence maléfique du Dominateur. Suite à cela, nous voilà repartis comme en 14, avec déchainement de magie et batailles épiques impliquant à l'occasion baleines volantes, centaures et autres créatures étranges.

Contrairement aux "Livres du Sud", qui ont donné à la saga un nouveau souffle, The Silver Spike, lui, ressemble donc à du réchauffé. La grande bataille à trois qui avait animé les ouvrages précédents, cet affrontement complexe entre l'Empire, les Rebelles et le Dominateur, est soudain réanimé, alors que The White Rose semblait y avoir mis un point final. Aussi, comme à son habitude, fâcheuse, Glen Cook s'emploie à ressusciter à tour de bras des personnes que l'on croyait mortes ou disparues. On retrouve également, comme pour les volumes précédents, ce cheminement parallèle de plusieurs intrigues, une ou deux impliquant les personnages principaux, et une autre mettant en scène des personnages qui n'apparaitront que dans ce livre. En l'occurrence, ici, les petits malfrats qui auront remis la pointe d'argent dans la nature, et qui seront bien vite débordés par les conséquences de leurs actes.

Pour un peu, ce livre n'apporterait que deux choses : il explique certains événements mystérieux survenus dans le premier des Livres du Sud, Shadow Games, au cours du long périple de Croaker ; et il met un point final à l'histoire des héros délaissés par la saga principale. On apprend ce que chacun devient, pas seulement à l'issue de cette nouvelle aventure (à laquelle certains ne survivront pas), mais même au-delà, plusieurs années plus tard. Dans l'ensemble, c'est donc du bon vieux Glen Cook, sans surprise.

Et ça n'est finalement pas plus mal. Car on retrouve ici, aussi, quelques unes de ses forces, et tout d'abord cette capacité à questionner les principes de Bien, de Mal et de la morale. Sur le plan de l'intrigue, comme il l'avait fait avec Marron Shed dans Shadows Linger, l'auteur parvient à nous faire ressentir de l'empathie pour les petites frappes à l'origine du désastre que raconte le livre. Smeds Stahl, Tully Stahl, Timmy Locan et Old Man Fish apparaissent au début comme des minables, comme une bande de pieds nickelés bêtes et méchants. Et pourtant, ils vont devenir les vrais héros de l'histoire, ses personnages les plus fouillés et attachants. En entrant dans leur peau, dans leur tête, le lecteur va finir par s'identifier à eux, par éprouver de la sympathie à leur égard, notamment pour Smeds Stahl, qui pourtant nous est d'abord présenté sous un jour peu favorable : celui d'un ivrogne paresseux aux penchants pédophiles... L'auteur lui offrira même une sorte de rédemption.

Cook nous démontre une fois encore que le Mal est une notion relative, qu'il est difficile d'apposer un jugement moral définitif sur qui que se soit. Il le fait avec Smeds Stahl, mais aussi avec d'autres personnages : du côté de l'Empire, le puissant Exile se révèle être un type réglo ; à l'inverse, dans le camp des Rebelles, il nous rappelle que l'ambigu Raven a abandonné ses enfants, autrefois. Surtout, il s'engage explicitement dans de longs débats philosophiques sur le Bien et le Mal, à travers des discussions entre Darling, l'égérie des Rebelles, et Case, l'ancien fermier devenu soldat de l'Empire, qui répond aux idéaux de la première par des considérations plus pragmatiques :

… I've always known people for whom a goal was everything, who never thought nothing about the consequences of the goal achieved (p. 562).

… j'ai toujours connu des personnes qui plaçaient leurs objectifs au-dessus de tout, mais ne pensaient jamais aux conséquences de cet objectif, une fois réalisé (p. 562).

"Dans Le Seigneur des Anneaux, on pense que, parce qu'Aragorn est bon, son arrivée au pouvoir va tout régler. Qu'en savons-nous ? Ce qui nous importe, en fait, c'est de savoir ce qu'Aragorn aurait vraiment fait, une fois arrivé au pouvoir. Aurait-il créé une sécurité sociale pour les orques ?". C'est en substance (je ne dispose plus du texte d'origine) ce que George R. R. Martin avait déclaré à un magazine français, pour distinguer sa fantasy de celle de Tolkien. L'une s'intéressait aux idéaux, aux bonnes causes, à la conquête du pouvoir, alors que l'autre se penche sur sa pratique et sur ses conséquences. C'est le grand basculement qui s'est opéré, entre la fantasy ancienne et la moderne, et celui-ci date, en grande partie, de Glen Cook. Lequel ne l'a rarement exposé aussi clairement que dans The Silver Spike.