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L'ours est un bon exemple, tant son image à évolué au cours des siècles. Considéré par les Européens, à raison semble-t-il, comme le plus redoutable des fauves, il a été très longtemps craint et respecté. Rival et compagnon de cavernes à l'Age de Pierre, puis maître des forêts jusqu'au Haut Moyen-âge, il a été autrefois une menace de premier plan. Aussi, parce qu'il est capable de se mettre debout, et de se servir comme de mains de ses pattes antérieures, il a longtemps été considéré comme l'animal le plus proche de l'homme, avant que le singe ne s'impose comme notre cousin. Son aspect anthropomorphe, ainsi que sa puissance, en ont fait une sorte de dieu, un être vénéré, en particulier dans l'ancienne Germanie, où il était vu comme le roi des animaux.

Et puis, au cours du Moyen-âge, tout a changé. L'ours a cédé sa place à un autre souverain, pourtant absent du sol européen : le lion. Il a peu à peu été dévalorisé. Considéré comme un animal maléfique, affublé de tous les vices (paresse, gloutonnerie, lubricité, etc.), on l'a ridiculisé, en en faisant un être stupide dans les contes et récits comme le Roman de Renart, et en l'exhibant dans des poses ridicules dans les villages, sous la férule des montreurs d'ours. A l'époque moderne, il est définitivement relégué à l'arrière-plan de l'imaginaire animal, jouant les figurants dans les Fables de la Fontaine, n'intéressant quasiment pas les zoologues, ou les savants comme Darwin.

L'ours n'a refait surface que récemment, au moment où il est devenu une espère en voie de disparition, qu'on ne voit plus que dans les parcs animaliers. Il est revenu dans l'imaginaire des hommes sous une toute autre figure, celle, attendrissante, de Teddy Bear, l'ours en peluche, inventé au début du XXème siècle, et devenu très vite, en Europe comme en Amérique, un énorme succès commercial. Un long chemin a donc été parcouru, depuis l'époque où il était le plus craint des animaux. Mais ce retour en grâce, même s'il se fait sous de nouvelles formes, confirme son statut spécial auprès des hommes, lié sans doute à sa grande proximité morphologique avec eux.

C'est donc une histoire passionnante que Pastoureau nous retrace. Là où elle laisse sur notre faim, cependant, c'est dans l'explication qu'il en donne. Car si l'ours a été déprécié en Europe au Moyen-âge, s'il a été chassé de son trône, c'est, d'après l'historien, à cause de l'Eglise. Celle-ci, en effet, aurait voulu effacer définitivement le statut ancien, celui de dieu et d'idole, qu'il avait dans une grande partie de l'Europe païenne. Combattre l'ours, le présenter comme un avatar du diable, ou bien l'abaisser et le dénigrer, aurait été un élément de la christianisation du continent, de la propagande prosélyte des clercs.

La thèse est séduisante, elle flatte notre anti-cléricalisme bien français, mais elle ne convainc qu'à moitié. Sans nul doute, combattre l'ours fut une intention consciente et affichée à l'époque de Charlemagne, point d'orgue de la bataille de la Chrétienté contre le paganisme saxon. Des chasses au fauve et des massacres à grande échelle ont été réalisés à cette époque, dans le but manifeste de briser des cultes anciens toujours en vigueur dans l'espace germanique. Mais après, fut-ce vraiment le cas tout au long du Moyen-âge ?

Pastoureau régulièrement, parle de ce dessein, il affirme que l'Eglise a rempli ce qui aurait été son objectif, il nous parle d'un projet qui enjamberait les siècles, il nous laisse entendre qu'il y avait une intention quasiment claire et explicite, mais il ne nous en apporte pas tout à fait la preuve. La thèse, de fait, est difficile à avaler. Elle s'approche d'un délire du type illuminati, ce complot ourdi par le clergé à l'encontre des ours ressemble à un fantasme.

L'évolution de la portée symbolique de l'ours, sa dévaluation, peuvent être dues à un faisceau de causes beaucoup plus subtil. Son extinction, sa réduction à quelques poches de peuplement dans les montagnes, sa disparition du quotidien des hommes, ont par exemple dû jouer dans ce changement. Autrefois une réalité, l'ours a pu bien davantage devenir la proie de l'imaginaire, tout comme le lion lui-même l'a été, absent en Europe, ou bien son avatar le léopard (en fait une pure invention, sans aucun rapport avec notre panthère, destiné à représenter le versant négatif du lion, comme Pastoureau l'explique si bien), et de pures inventions comme le dragon.

Pastoureau applique trop aisément son explication religieuse à ses observations. Ainsi, quand il relève les nombreuses histoires qui, au Haut Moyen-âge, nous parlent de saints qui ont apprivoisé des ours, il y voit à nouveau l'intention de l'Eglise de déprécier l'animal, et de démontrer la prééminence des hommes de Dieu sur les anciennes idoles. L'interprétation contraire, cependant, est tout aussi valide. On pourrait y voir une sanctification, par l'ancien roi des animaux, de la foi chrétienne. Celle-ci ne serait rendue légitime que parce que les anciens maîtres lui reconnaitraient une supériorité. Ces contes, soumettent l'ours à la foi chrétienne, mais en quelque sorte, ils reconnaissent aussi sa puissance singulière, son importance particulière. On y retrouve le même phénomène qu'avec Noël ou la Saint-Jean, ces anciennes célébrations païennes recyclées en fêtes chrétiennes.

La valeur symbolique des animaux, des couleurs et de millions d'autres choses, n'est pas intangible. Pastoureau s'est employé à le démontrer tout au long de sa carrière. Si les vestiges du passé permettent d'observer ces mouvements, la mécanique qui préside à ces mouvements, cependant, demeure subtile, complexe, et difficilement compréhensible. C'est un champ encore insuffisamment exploré en Histoire, et le travail d'interprétation y est sans doute plus hasardeux encore que pour pour tous les autres.