Le Livre de Poche :: 1935 / 1976 :: acheter ce livre

Comme d'autres personnages traités par Zweig, Marie Stuart se prêtait particulièrement bien à l'exercice. Quoi de plus romanesque, en effet, que la vie de cette personne, fait tout entier de complots, d'amours, d'adultères, de trahisons et de meurtres ? Quoi de plus évocateur que le destin de cette femme née reine d'Ecosse, devenue reine de France à l'adolescence, et qui aurait pu aussi hériter du trône d'Angleterre ? Quoi de plus tragique que cette vie, apparue sous les meilleurs étoiles, mais qui finira sur le billot, sous les coups de hache d'un bourreau gauche ? Quelle figure plus ambigüe que cette politicienne, à la fois martyre de la foi catholique et intrigante maladroite ? Quelle rivalité plus longue, complexe et passionnelle que celle qui opposera pendant des décennies, et à distance (elles ne se verront jamais de visu) ces deux cousines qu'ont été Marie d'Ecosse et Elizabeth d'Angleterre ? Et quel cadre plus grandiose que ce XVIème siècle compliqué, livré aux guerres de religion, où l'absolutisme royal cherche péniblement à s'imposer auprès d'une noblesse revêche, où l'Angleterre et l'Ecosse basculent de l'hostilité à l'union ?

A une époque où les historiens s'en écartent, Stefan Zweig renoue avec une Histoire à la Michelet, pleine de souffle littéraire, quitte à laisser la porte ouverte à la partialité et à la spéculation. A la manière d'un roman historique, il comble les trous et les lacunes, il cherche à reconstituer un personnage, une personnalité, sur la base de témoignages historiques biaisés et parcellaires, au risque de s'aventurer en terrain dangereux, par exemple quand, comparant les deux souveraines Marie et Elizabeth, il se lance dans un traité de psychologie féminine qu'on pourrait difficilement encore écrire de nos jours :

… elle est très émotive, comme toute nature véritablement féminine : son cœur vibre aisément, à la moindre occasion elle rougit, elle pâlit, elle a la larme prompte. Mais pendant de longues années ces vagues rapides et superficielles qui agitent son sang n'atteignent pas les profondeurs de son âme ; parce qu'elle est vraiment femme, Marie Stuart ne découvre le tréfonds de son cœur, sa force véritable que dans la passion amoureuse – et ce, une seule fois dans sa vie. Mais on sent alors combien sa nature est impulsive et instinctive, combien elle est prisonnière de son sexe (pp. 95-96).

Stefan Zweig, cependant, ne s'intéresse pas qu'à la surface des choses. Son oeuvre ne fait pas que se pencher sur le drame humain qu'a été la vie de Marie Stuart, cette tragédie digne de Shakespeare et qui, d'ailleurs, a peut-être inspiré certaines pièces du dramaturge. L'écrivain approche aussi, malgré tout, l'Histoire avec un grand "H". En arrière-plan de la confrontation entre deux reines, il montre que se joue le sens même de la royauté, et son avenir.

Reine depuis toujours, descendante des Stuart, des Tudor et des Guise, soient trois des plus grandes familles d'Ecosse, d'Angleterre et de France, Marie Stuart, croit que se naissance justifie tout. En dépit de ses crimes, de ses erreurs et de ses maladresses, tout doit lui être pardonné, tout doit lui être consenti, car elle est reine. Constamment, chaque fois qu'un faux pas la met dans une posture fâcheuse, elle s'en remet à ce statut, faisant preuve d'un grand orgueil et d'un courage indéniable. Elizabeth, au contraire, sait que le droit de naissance ne suffit pas. Fille d'Anne Boleyn, épouse répudiée d'Henri VIII, et donc souvent considérée comme une bâtarde, elle a dû conquérir et affermir son pouvoir. C'est une meilleure politicienne, elle est mieux conseillée, et elle sait que rien n'est jamais acquis. Cependant, reine malgré tout, elle considère que la fonction royale doit être sacralisée. En fait, malgré son jeu trouble avec Marie, elle cherche comme elle à renforcer l'absolutisme.

Zweig le souligne, quand il décrit les états d'âme d'Elizabeth au moment d'exécuter sa rivale. Ne pas le faire revient à prendre le risque qu'elle lui succède un jour sur le trône d'Angleterre. Mais avancer présente un autre risque, plus lointain, moins immédiat : celui de fragiliser la fonction royale.

Il est difficile de représenter aujourd'hui ce qu'il y avait de nouveau et de révolutionnaire dans la mesure prise contre Marie Stuart et qui ébranla toute la hiérarchie du monde. Car que signifie en somme l'envoi d'une reine à l'échafaud si ce n'est montrer à tous les peuples asservis de l'Europe que les monarques sont eux aussi responsables de leurs actes devant la justice et nullement intangibles ? Ce n'est pas la mort d'un être humain, c'est une idée qui arrête Elizabeth. Ce précédent d'une tête couronnée qui tombe sur le billot aura ses répercussions pendant des siècles, ce sera une menace permanente pour tous les rois de la terre. Sans cet exemple il n'y eût pas eu d'exécution de Charles Ier, ni ensuite de Louis XVI et de Marie-Antoinette (p. 370).

Au-delà de cette grande tragédie personnelle qu'a été la vie de Marie, ce que Stefan Zweig nous rappelle sur l'Histoire des hommes, ou plus modestement sur les règles de la politique, c'est l'importance capitale (sans jeu de mot) des symboles, des tabous et des interdits. C'est l'enjeu caché derrière ce qui, en apparence, n'a été qu'une rivalité triviale entre deux femmes de pouvoir.