TOR Fantasy / Calmann-Lévy :: 2000 / 2008
acheter ce livre en VO :: acheter ce livre en VF

S'il suit avec évidence la première direction, Steven Erikson n'a pas renoncé à user massivement des artifices du fantastique. Il les met en scène avec abondance, sans modération, et il ne ménage pas les effets à grand spectacle. Deadhouse Gates, le second volume de sa saga The Malazan Book of the Fallen, emprunte la même voie que le premier : il se livre à une constante débauche d'actions et de hauts-faits sous-tendus par la magie. A tout bout de champ, on y croise des créatures démesurées, des mages surpuissants, des prophétesses charismatiques, des démons repoussants ou des assassins aux talents surnaturels. On se lance dans des batailles cataclysmiques, on s'aventure dans des mondes parallèles, on y rencontre des dieux, et avec un peu de chance, on peut même devenir l'un d'eux.

Par ailleurs le propos, tout comme les diverses intrigues qui s'entrecroisent dans Deadhouse Gates, tournent autour d'un événement on ne peut plus formidable : une apocalypse, rien de moins, la rébellion d'un peuple à l'échelle d'un continent entier, soutenu par la magie d'une demi-déesse et par la force d'armées immenses dont les soldats se comptent par dizaines de milliers. Bref, en matière de scènes d'action et de magie, Erikson ne fait pas dans la demi-mesure. Mais il est plus nuancé, en général, avec ses personnages.

En général, car il y a des exceptions. La figure de Coltaine, un général qui se sacrifie pour le peuple qu'il a combattu autrefois, est au fond la figure banale d'un super-héros aux allures christique. Et ces aristocrates égoïstes, stupides et pleins de morgue auxquels ce dernier est confronté ici et là, sont des caricatures dignes d'un dessin-animé de dernière catégorie. Si subtilité il y a chez Erikson, ce n'est pas dans la psychologie des protagonistes qu'il faut la chercher, mais plutôt dans leurs trajectoires, dans leur position dans la trame politique inventée par l'écrivain. Tous, en effet, ont leurs objectifs propres. S'ils s'allient un jour autour d'un intérêt commun, ou parce qu'ils ont besoin de faire un bout de chemin ensemble, ils peuvent aussi bien s'opposer le lendemain, et éprouver les uns envers les autres des sentiments non réciproques.

Tavore, une femme de pouvoir, semble s'en prendre cruellement à Felisin, sa sœur, pour des raisons politiques, l'envoyant dans un bagne terrible où la prostitution devient sa seule issue ; mais en sous-main, elle cherche à la protéger. Pourtant, quand la seconde découvre les desseins cachés de la première, cela ne change rien ni à sa haine, ni à ses envies de vengeance. Ailleurs, Mappo, un homme (enfin, pas tout à fait un être humain, mais peu importe) est chargé d'en mener un autre vers sa prison, à son insu. Mais il finit par éprouver pour lui une profonde amitié. Sans cesse, les calculs, les devoirs et les intérêts entrent en conflit avec les sympathies et les sentiments.

Avec Erikson, rien n'est évident, rien ne coule jamais de source. La force de l'auteur, aussi, est sa capacité à s'accaparer pour mieux les détourner les routines de la fantasy, ou plus généralement, celles de la littérature populaire et des romans d'action. Si l'intrigue au centre de Deadhouse Gates est un grand classique, la révolte d'un peuple soumis contre un empire despotique, l'auteur a l'originalité de la relater du point de vue des anciens colonisateurs, décrivant la fuite et le calvaire de colonnes de réfugiés, oppressés par des rebelles avides de vengeance. Avec cette perspective, ce qui semblait d'abord une insurrection fondée et justifiée, dévoile une face cruelle et sanguinaire.

L'auteur a aussi pour mérite de mettre en scène un héros à la profession originale : un Historien. Par son biais, il nous offre une longue réflexion sur la distorsion inéluctable entre les événements, et la façon avec laquelle ils sont relatés et ils se figent dans nos mémoires. Le roman nous en livre une illustration, quand le héros Coltaine passe pour un traitre aux yeux du peuple pour lequel il s'est sacrifié, et via les pensées partagées par l'Historien Duiker et les hommes qu'il côtoie, au cours de la longue marche des réfugiés :

All those histories I have read… each an intellectual obsession with war, then endless redrawing of maps. Heroic charges and crushing defeats. We are all naught but twists of suffering in a river of pain (p. 557).

Toutes ces histoires que j'ai lues… chacune est obsédée par la guerre, et par la réécriture incessante des cartes. Charges héroïques, cuisantes défaites. Nous ne sommes rien, sinon des torsions de souffrance dans des rivières de douleur.

That's a succinct summary of humankind, I'd say. Who needs tomes and volumes of history? Children are dying. The injustices of the world hide in those three words. Quote me, Duiker, and your work's done (p. 427).

C'est un résumé succinct de l'humanité, je dirais. Qui donc a besoin de tomes et de volumes d'histoire ? Des enfants meurent. Toutes les injustices du monde se cachent derrière ces trois seuls mots. Cite-moi, Duiker, et ton travail est fait.

L'Histoire est perçue comme une quête de sens, dans un monde qui en est dépourvu, et où l'homme est quantité négligeable. Et pourtant, elle est un impératif, car rien ne se fonde sur l'oubli. Coltaine lui-même le dit, quand il se prépare à l'ultime sacrifice : la mémoire est plus importante que la vie.

The tale is yours, Historian, and right now, no one is more important than you. And if you one day you see Dujek, tell him this: it is not the Empire's soldiers the Empress cannot afford to lose, it is its memory (p. 735).

Le récit t'appartient, Historien. A partir de maintenant, personne n'est plus important que toi. Et si un jour tu vois Dujek, dis-lui ceci : ce ne sont pas des soldats de l'Empire, dont l'Impératrice ne peut se passer, c'est de sa mémoire.

Cette vision de l'Histoire, transcription nécessaire d'événements chaotiques, imprévisibles et tragiques, Steven Erikson l'applique à ses propres romans. Ceux-ci, et c'est leur grande limite, ce qui rend en tout cas leur lecture ardue, sont touffus, mais ils n'ont aucun sens. Ils n'ont aucune direction, aucun objectif. Ils nous confrontent à une foultitude de héros aux motifs différents et concurrents, sans que l'on ne s'identifie jamais à l'une ou l'autre de leurs causes. Ils nous noient sous une pluie incessante de faits, ils mettent en scène des retournements de situation et ils jouent du deus ex machina avec une régularité qui vire au systématisme. Les faits qu'Erikson nous décrit ont beau être grandioses, ils sont triviaux, et ils sentent parfois l'improvisation.

Qui plus est, les romans d'Erikson ne sont pas toujours aussi neufs qu'on nous le promet. Avec leur cadre apocalyptique, avec leur magie à tous les étages, avec leurs actes démesurés et leurs héros ambigus, avec les virées de leurs protagonistes dans des mondes parallèles, ils rappellent beaucoup l'œuvre de Michael Moorcock. La seule différence, la seule trace de modernité, finalement, c'est cette obsession pour l'Histoire, qui était peu marquée dans la fantasy d'autrefois. Celle-ci était plus fantasmagorique, elle était davantage centrée sur la figure romantique du héros (ou de l'antihéros) que ne l'est 'The Malazan Book of the Fallen'', une saga qui joue à plein du contraste entre l'extraordinaire du cadre, et le terre-à-terre du propos.