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Le noir, en effet, dans l'Europe chrétienne, a presque toujours été une couleur à part. L'historien fait remonter son statut particulier à la Bible, qui affirme bien haut que les ténèbres ont précédé la création du monde, et qui pare cette teinte d'une forte connotation péjorative. Après elle, le noir ne sera jamais neutre. Pendant longtemps, il sera la couleur du diable, la marque du mal, le négatif du blanc et de la lumière, censés représenter Dieu. Cette réputation sulfureuse, il la conservera longtemps, à travers les siècles. Le noir sera la couleur des pirates. Il sera adopté par les idéologies les plus radicales, celles qui cherchent à renverser l'ordre établi, ornant le drapeau des anarchistes tout comme, à l'opposé du spectre politique, l'uniforme des SS. A une époque plus récente, il sera aussi la couleur des loubards, rebelles, et autres marginaux.

Et pourtant, de manière paradoxale, le noir incarnera aussi tout le contraire : la bienséance, la respectabilité, l'ordre établi, voire l'humilité. Ce sera le cas avec certains ordres monastiques. Puis, à la Renaissance, avec la Réforme, elle deviendra la couleur des gens vertueux. Ce statut, elle le conservera longtemps. Elle parera ainsi les costumes, les uniformes et les soutanes de tous les notables et de tous les dépositaires de l'autorité. Et avec le capitalisme, un système dont on connaît les liens avec le protestantisme, ce sont des objets industriels en noir et blanc qui envahiront notre quotidien.

Le noir, dans l'Occident chrétien, n'aura donc jamais été une couleur neutre. Elle est soit très négative, soit survalorisée. Avec elle, il n'y a pas de juste milieu. Et à partir du XVIIème siècle, la science et le progrès technologique ne font qu'accentuer cette place à part. En décomposant le spectre lumineux, Newton semble confirmer que le noir n'est pas une couleur : elle en est, au contraire, l'absence. Et plus tard, la photographie, puis le cinéma, d'abord en noir et blanc, contribueront encore à opposer ces deux teintes aux "vraies" couleurs que sont le bleu, le rouge, le jaune et leurs innombrables mélanges.

Michel Pastoureau, cependant, s'insurge contre cette exclusion du noir du champ des couleurs, qui semble spécifique à notre civilisation, et que ne corroborent pas les temps de l'avant-christianisme, ni les peuples des autres continents. Il ne s'agit, selon lui, que d'une simple construction arbitraire.

D'ailleurs, remarque-t-il, nous nous sommes récemment émancipés de cette valeur spéciale donnée au noir. Pastoureau note que l'habillement en use désormais, comme de tout autre coloris, ni plus ni moins, et que les objets de la vie courante ont fortement diversifié leurs teintes. Plus personne n'est choqué de voir le noir qualifié de couleur, alors que cela était encore inconcevable il y a quelques décennies. Et l'historien, avec la passion qui le caractérise, celle-là même qui l'a fait, dans un autre livre, se réjouir de la réhabilitation de la figure de l'ours dans la société contemporaine, semble se satisfaire tout autant de la normalité retrouvée de la couleur la plus sombre.