Penguin Classics / J'ai Lu :: 1962 / 1970
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No science in it. Not set in future. Science-fiction deals with future, in particular a future where science has advanced over now. Book fulfills neither premise (p. 109).

Aucune science dedans. Ne se passe pas dans le futur, en tout cas pas dans un futur où la science serait plus avancée qu'aujourd'hui. Le livre ne respecte aucun de ces prémisses.

Ce livre ne respecte aucun des prémisses de la science-fiction, en effet, mais il se plie à toutes les règles de l'uchronie, il en est même l'idéaltype. L'histoire alternative qu'il nous décrit est, d'ailleurs, la plus évidente, la plus tentante, et la plus effroyable aussi : elle est issue de la victoire de l'Axe sur les Alliés, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Via toute une galerie de personnages, un antiquaire, un aventurier Juif, l'épouse dont il est séparé, tous Américains, mais aussi un diplomate nippon, des dignitaires nazis, un résistant établi au cœur du Reich, avec tous ces protagonistes dont les histoires se mêlent et s'entrecroisent, Philip K. Dick met en scène une Amérique coupée en trois : l'essentiel est occupé par les Allemands, les Japonais se sont accaparés la Côte Pacifique, et un état-tampon fantoche existe dans les Rocheuses, ultime et fragile vestige de ce que les Etats-Unis avaient été avant le conflit.

Comme l'indique l'extrait plus haut, The Man in the High Castle joue aussi, comme nombre de romans uchroniques, d'un procédé proche de la mise en abyme, ou du récit enchâssé : le livre nous décrit un univers différent, mais ses personnages s'interrogent sur le nôtre. Au cœur de l'intrigue, en effet, il est question d'un autre ouvrage, The Grasshopper Lies Heavy, qui cherche à comprendre à quoi pourrait ressembler un monde où ce seraient bel et bien les Alliés qui auraient triomphé. Le Maître du Haut-Château en question, d'ailleurs, est l'auteur de ce livre, best-seller mondial interdit en zone occupée.

Philip K. Dick, cependant, n'aborde pas sabre au clair le genre de l'uchronie. Il privilégie, au contraire, la subtilité, et plus encore l'ambigüité. Certes, l'Axe a gagné, et pour l'Amérique c'est un désastre. Mais côté japonais, en Californie, l'occupation est vivable. L'auteur y décrit d'ailleurs le phénomène d'influence réciproque, caractéristique des relations entre conquérants et conquis. Notre Histoire a vu, après 1945, des Japonais s'américaniser, et des Occidentaux se passionner pour l'exotique culture nippone. Mais dans le livre, les termes sont inversés : les Américains ont adopté la philosophie orientale, ils consultent le Y Jing et ils suivent les préceptes du Taoisme, tandis que les Japonais se fascinent pour les objets du quotidien étatsunien d'avant la guerre.

La partie nazie du monde est, quant à elle, franchement plus infernale. Les Juifs y ont quasiment disparus, les Slaves ont été stérilisés et repoussés en Asie, les Africains ont à leur tour fait les frais d'un génocide. Bref, le tableau est nettement plus brutal et moins nuancé. Philip K. Dick, cependant, décrit avec perspicacité la trajectoire d'une société totalitaire dans la durée, qui rappelle ou anticipe le destin de la Corée du Nord : Hitler hors-jeu, le pouvoir est travaillé par les rivalités souterraines de personnes, d'institutions et de clans (parti Nazi, Gestapo, SS, Wehrmacht, etc.), qui ne savent régler les transitions politiques que dans la violence ; l'idéologie prenant le pas sur la rationalité économique, le régime est condamné au coup d'éclat permanent, à travers la réalisation d'actions grandioses permises par une science dévoyée : assèchement de la Méditerranée, conquête de Mars, etc. ; et l'issue finale à tot cela ne saurait être que la guerre et l'autodestruction du genre humain.

Le régime allemand qu'il nous décrit est dévoyé, il est incorrigiblement maléfique. Et pourtant, Philip K. Dick use d'un certain relativisme moral quand il l'aborde. Grâce à la technique du monologue intérieur, il nous livre les points de vue originaux de personnages qui n'ont jamais connu la victoire des Alliés. Par exemple, avec la même certitude qui nous invite à célébrer la défaite d'Hitler et le triomphe de la démocratie, ce brave antiquaire qu'est Childan ne doute pas un seul instant que le succès de l'Axe a préservé le monde de la sauvagerie des communistes et de l'avidité des Juifs. Et un autre protagoniste, Juliana Frink, qui n'a pourtant aucune sympathie pour les Nazis, livre un moment ses préférences parmi les caciques du Reich. Même Baynes, l'opposant de l'intérieur, devra à un moment s'allier au Diable pour éviter le pire. Il lui faudra admettre le règne de l'incertitude et de l'ambigüité morale.

On some other world, possibly it is different. Better. There are clear good and evil alternative. Not these obscure admixtures, these blends, with no other tool by which to untangle the components.

We do not have the ideal world, such as we would like, where morality is easy because cognition is easy. Where one can do right with no effort because he can detect the obvious (p. 236).

Dans un autre monde, il est possible que ce soit différent. Mieux. Qu'il y ait une alternative clair entre le bien et le mal. Et pas ces mixtures, ces mélanges, dénués d'outil pour pouvoir en isoler les composants.

Nous n'avons pas de monde idéal, comme nous le voudrions, où la morale serait simple, parce que la connaissance des choses serait simple. Où quelqu'un pourrait faire le bien sans effort car il pourrait mieux en repérer l'évidence.

La meilleure uchronie a un point commun avec la meilleure science-fiction, voire avec la meilleure fantasy : en présentant un monde alternatif, celui du futur, ou un autre présent, ou encore un autre passé, c'est en fait le monde actuel qu'elle questionne. Ce sont ses postulats, ses usages, ses certitudes. L'uchronie au sein de l'uchronie, l'existence de ce livre, The Grasshopper Lies Heavy, grâce auquel les personnages sont invités à imaginer une Histoire différente, accélère même ce questionnement. Sauf qu'ici, c'est Philip K. Dick qui écrit, et que tout en est encore plus tordu et vicieux qu'ailleurs.

Que ceux qui détestent les spoilers arrêtent immédiatement leur lecture, car les prochaines phrases vont révéler la fin du livre. A la fin de The Man in the High Castle, donc, il y a une révélation. Et cette révélation, c'est que The Grasshopper Lies Heavy raconte la véritable histoire ; qu'en fait, ce sont bel et bien les Alliés qui ont gagné la guerre, et non pas les Japonais et les Nazis.

Tout est sauf, donc, tout est rentré dans l'ordre : notre histoire est la vraie, et celle de Philip K. Dick est une fiction. Sauf qu'en fait, The Grasshopper Lies Heavy raconte lui aussi un monde différent du nôtre : l'Axe y a perdu la guerre, certes, mais la planète est partagée entre deux pouvoirs exorbitants, ceux des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, que leurs règnes respectifs n'ont rien d'idyllique, et qu'ils sont au bord d'une confrontation majeure.

Par ce dénouement, Philip K. Dick parvient à plusieurs fins. Il arrive, comme à son habitude, à mettre en cause notre perception du monde, notre propre réalité. Il pointe aussi les limites de la spéculation historique ; il montre qu'il est ardu de penser l'Histoire en dehors de notre contexte propre. Dans un univers partagé entre le Japon et l'Allemagne, deux superpuissances au bord de la confrontation, l'auteur de The Grasshopper Lies Heavy ne parvient à imaginer qu'un monde semblable. Il ne fait que troquer ces deux puissances par deux autres. De la même manière que Dick lui-même a imaginé, avec The Man in the High Castle, un monde bipolaire finalement assez proche du sien : celui de la Guerre Froide et du choc USA / URSS. Comme quoi l'uchronie, même la meilleure, ne fait jamais que décrire en creux notre propre monde.