Terry Pratchett s'est engagé dans la série du Monde du Disque pour tourner en dérision les clichés du genre littéraire qui, adolescent, l'avait totalement absorbé : la fantasy. Dès l'origine, ses romans en ont été un pastiche, doublé d'une satire de la société actuelle. Les deux premiers, cependant, partaient encore dans tous les sens. On pouvait y trouver, pêle-mêle, un barbare vieillissant, un magicien raté, des critiques à l'encontre des touristes ou des agents d'assurance, et des allusions à l'informatique, mais aucun ne s'employait vraiment à raconter une histoire. Tout juste a-t-on perçu le début d'une intrigue avec le deuxième, The Light Fantastic. Mais pour l'essentiel, tout n'a été que prétextes à parodies, fous rires et situations cocasses.

TERRY PRATCHETT - Equal Rites

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Le troisième livre, toutefois, a marqué une évolution importante. Cette fois, Pratchett nous offrait un ouvrage qui ressemblait pour de bon à un roman. En plus des personnages humoristiques habituels (un magicien réincarné en fourmi, un bibliothécaire transformé en orang-outan dont le vocabulaire se limite au mot "oook", un bâton magique doté d'une personnalité vindicative et soupe-au-lait), l'auteur nous en proposait d'autres, toujours aussi drôles et mémorables, mais plus attachants, à commencer par les deux principaux : Esk, la petite fille qui voulait devenir un mage, et qui, dans un mélange d'intelligence et de naïveté, bousculait les certitudes des adultes ; et Granny Weatherwax, la sorcière armée d'une volonté de fer qui l'accompagnerait sur cette voie, et qui deviendrait une figure récurrente du Monde du Disque.

Pratchett, aussi, nous proposait ici une jolie histoire, plutôt qu'une suite de situations plus ou moins reliés par une vague intrigue : celle d'Esk, précisément, à qui un magicien a transféré ses pouvoirs juste avant de mourir, la prenant par erreur pour un garçon. Le livre nous raconte donc le long parcours de la petite fille vers une profession, celle de mage, que la tradition n'a jamais voulu accorder qu'aux hommes. La seconde partie de l'ouvrage, qui se déroule à l'université de magie d'Ankh-Morpork, reprend la même trame décousue que les deux précédents livres, avec en guise d'apothéose une confrontation avec les créatures de la Dungeon Dimension, déclinaison locale des Grands Anciens de Lovecraft. Mais avant cela, quand Esk fait ses premiers pas de sorcière et de magicienne dans ses montagnes de naissance, il suit le parcours classique, quoique passablement tourneboulé par le style parodique de l'auteur, du roman d'apprentissage. Un roman d'apprentissage particulièrement humoristique, donc, mais charmant.

Pratchett s'est concentré cette fois sur une intrigue, simple et unique. Et il en a fait de même avec les thèmes : un seul domine tous les autres. Comme souvent, sa fantasy sert à tourner en dérision quelques maux du monde réél, et celui auquel il s'attaque ici est la misogynie. Le titre l'indique, qui joue de l'homonymie entre "rites égaux" et "droits égaux" : l'auteur critique le sexisme qui dominait avant lui son genre de prédilection, où les magiciens étaient nécessairement des hommes, et où la seule voie offerte aux femmes était celle, mineure et obscure, de la sorcellerie. Avec lui, Merlin et Gandalf peuvent être des femmes. En s'attaquant encore à un cliché de la fantasy, il a ouvert la voie à ses œuvres contemporaines, souvent plus féministes.

A travers la description de son université, gouvernée par de vieilles barbes, coincées dans leurs bibliothèques et leurs spéculations philosophiques, cloisonnées dans leurs certitudes et leur respect de la tradition, il critique aussi l'enfermement d'une élite outrancièrement masculine, et signale que l'exclusion des femmes n'est rien d'autre qu'une convention, fondée sur rien. A travers Granny Weatherwax, elle-même rétive à l'idée de magicienne, à l'origine tout du moins, il critique aussi la complicité des femmes, promptes à partager elles aussi ces schémas. Il n'y a guère que la jeunesse, le bon sens et la fraicheur d'Esk (après tout, la vérité sort de la bouche des enfants), pour faire voler tout cela en éclat, pour démontrer que tradition n'est pas raison, que rien ne saurait être interdit aux femmes, et que la fantasy, à l'inverse de ce que dénoncent encore des détracteurs en retard d'une ou deux guerres, n'est pas obligatoirement le pendant littéraire de la révolution conservatrice.