Spectra Books :: 2003
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Nous sommes au milieu de XIVème siècle. La Peste Noire vient de s’abattre sur l’Europe. Elle y cause tant de ravages qu’au final toute la population ou presque est décimée. L’Occident est mort, il est fini. Il ne découvrira pas l’Amérique, il ne colonisera pas le monde, il n’entrera pas le premier dans la modernité. La voie est libre pour les autres civilisations, l’Histoire est prête à prendre un autre tour que celui que nous avons connu. Cette idée d’uchronie n’est pas neuve. Robert Silverberg l’avait déjà imaginée un peu plus tôt dans The Gates of Worlds. Mais dans The Years of Rice and Salt (Chroniques des Années Noires, en VF), elle est exploitée par Kim Stanley Robinson, un auteur dont la précision, le souci de réalisme et l’érudition excèdent ceux de l’écrivain précédemment cité. Qui plus est, le livre est paru pile au bon moment, en 2002, en pleine menace islamiste post 11 septembre, à l’époque du réveil de la Chine et au beau milieu du débat sur un hypothétique choc des civilisations.

Ce sont justement les civilisations chinoise et musulmane qui dominent et se partagent ce monde débarrassé de l’Occident chrétien, où les Indiens et autres Amérindiens jouent les seconds rôles. La logique de The Years of Rice and Salt est la même que celle, mi-religieuse, mi-scientiste et très américaine, qui sous-tend le jeu Civilization : la modernité et le progrès technologiques sont inéluctables, aux nations et cultures de jouer au mieux pour bénéficier les premières de leurs atouts. Cependant, ce serait faire un mauvais procès à Robinson que de prétendre que son ouvrage repose sur des présupposés simplistes. L’auteur applique à ce pavé de 800 pages la même rigueur et le même goût des sciences qu'à la trilogie martienne qui a assuré sa notoriété.

Robinson s’est plongé dans son sujet. Son livre repose sur une connaissance fine des civilisations dont il imagine l’essor et le destin. Son Histoire est subtile, elle est bourrée d’idées pertinentes, chaque évolution imaginée repose sur des facteurs crédibles. Ainsi, si la science moderne apparaît à Samarkand, c’est parce que la ville est au carrefour des cultures et que les nécessités d’une guerre permanente motive autant qu'elle entrave l’activité intellectuelle. Si les Amérindiens survivent en tant que civilisation originale, c’est que les invasions simultanées de leurs côtes, à l’Ouest par les Musulmans, à l’Est par les Chinois, se neutralisent.

Parfois, on croit trouver une faille dans l’écheveau scientifique finement tissé par l’ami Robinson. Dans le chapitre "Warp and Weft", il semble par exemple surestimer le rôle de l’individu dans l’Histoire, avec ce rônin japonais exilé qui va organiser à lui seul la résistance amérindienne aux envahisseurs. Mais quelques dizaines de page plus loin, une analyse un peu plus poussée attribue des facteurs plus profonds et plus convaincants à cette évolution historique. De même, sur de longues pages, Robinson paraît négliger le rôle des mentalités dans le destin des civilisations. Mais dans le très long chapitre "Nsara", il se penche au contraire sur une grande question qui trouve bien des résonances dans notre monde à nous : par sa nature même, l’Islam serait-il rétif à la modernité ?

Chez Robinson, rien n’est laissé au hasard, tout est étudié et sous contrôle. Il restait cependant un problème à résoudre : comment rendre cette grande Histoire des hommes attachante, comment y introduire des héros récurrents à même de captiver le lecteur. Dans la trilogie martienne, l’auteur imaginait des progrès faramineux de la médecine et de l’espérance de vie pour faire traverser les époques à ses personnages principaux. Dans The Years of Rice and Salt, l’artifice utilisé est différent mais le résultat est le même : par la réincarnation, un petit groupe d’acteurs se retrouve constamment, quel que soit le temps et l’endroit. Ces personnages changent de nom, de sexe, quelquefois même d’espèce, mais ils reviennent toujours. Les initiales de leurs noms et leurs caractères constants permettent à chaque fois de les reconnaître. Parmi eux, trois personnages principaux : "B", un sentimental plein de sollicitude et de compassion ; "K", un révolté, un insurgé ; et "I", un intellectuel placide.

Cette histoire de réincarnation, c’est l’Hiroko Ai de ce nouveau livre, cette petite concession au surnaturel et aux spiritualités orientales qui vient modérer le matérialisme de l’ensemble. Ce pourrait être aussi la grosse faille de l’ouvrage. Par moments, on ne sait plus quelle histoire veut vraiment nous raconter l’auteur, celle du monde ou celle de ce groupe de réincarnés. Mais dans "The First Years", le tout dernier chapitre, les deux se recoupent. A l’issue d’un long débat universitaire sur le sens de l’Histoire, les personnages de Robinson s’interrogent sur le rôle des individus et de leurs quêtes personnelles dans la marche du monde. La conclusion de cette discussion est, qu’en gros, l’humanité est à considérer comme un super être vivant, les individus n’en sont que les cellules et leur mort a peu d’importance au regard du destin et de la survie de l’ensemble. Cette vieille théorie organique sortie du chapeau à l’issue de l’ouvrage a de quoi faire frémir. Elle est banale et ses dérives sont connues. Mais Robinson est assez adroit pour n’en faire qu’une piste de réflexion, une proposition parmi d’autres.

Ce n’est donc toujours pas ici qu’il faut trouver le gros défaut de l’ouvrage. Celui-ci existe pourtant, mais il est ailleurs. Il réside dans les longueurs narratives et la faiblesse des intrigues de l'auteur, dans cette intention très ambitieuse de faire science, dans ces dialogues parfois ardus qui tendent trop souvent à s'éterniser. Robinson n'est pas un conteur. Le roman n'est pour lui qu'un prétexte pour parler d'Histoire, de physique et de mécanique, de sociologie, ou de n'importe quelle autre science exacte ou humaine. Au final, l'ouvrage est impressionnant et l'intérêt est certain. Mais tout de même, ce gros pavé pourrait subir sans grand dommage une cure d’amaigrissement.