Bantam Books / J'ai Lu Fantasy :: 1995 / 2005
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L’enfant délaissé et méprisé qui devient le garant de la survie du royaume, le père jamais connu et magnifié, le prince décadent cruel et sans scrupule, le vieux maître caché, les mystérieux pouvoirs magiques réservés aux happy few, les méchants vraiment très méchants, les gentils vraiment très gentils, les envahisseurs aux capacités étranges et maléfiques, les révélations sur des liens de parenté insoupçonnés, la petite fille pauvre et battue qui devient une admirable jeune femme. Ils sont tous là, tous les ingrédients indispensables à la fantasy, et au-delà, au roman d’aventure. Ils sont tous présents dans Assassin’s Apprentice, ce premier volet d’une trilogie, The Farseer, puis d’une série de trilogies amenée à ne jamais finir. Mais ils sont traités avec adresse.

Première caractéristique, la psychologie des personnages est peaufinée. Ca a déjà été dit, le lecteur découvre rapidement qui dans ce roman sont les gentils et les méchants. Hormis le vieux souverain Shrewd, roué et ambigu, les personnages sont sans équivoque. Le prince Verity, le maître d’écurie Burrich, et dans un genre plus original la princesse Patience, respirent la bonté. Tandis qu’on sait tout de suite ranger le prince Regal, Galen le maître de magie et quelques autres parmi les ennemis. Cependant, tous ces gens ont une épaisseur. Les relations qu’ils entretiennent sont complexes, fines et réalistes.

Naturellement, le plus travaillé de tous est le héros du livre. Comme son nom l’indique, Assassin’s Apprentice est un roman d’apprentissage. Il décrit la formation du jeune Fitz, bâtard de l’héritier du trône amené inopportunément à la cour à l’âge de 6 ans, et que la famille royale ne sait trop comment traiter, jusqu’au jour où le vieux roi décide d’en faire un assassin à son service. Le héros se montrera rempli de talents cachés, mais pas toujours héroïque pour autant. Même s’il est loyal et fidèle en amitié, Fitz n’est pas sans faiblesse. Il désobéit à Burrich, son père adoptif, sombre un temps dans l’alcoolisme, a une forte tendance à se sous-estimer et à se déprécier, une tendance encouragée par le comportement des autres à son égard, par tous ceux pour qui il ne sera jamais qu’un vil bâtard. Avec Fitz, Robin Hobb nous présente un jeune homme normal, presque un jeune homme de notre siècle, confronté à des dilemmes qui le dépasse, et à des pouvoirs trop grands pour lui.

Cette psychologie prend même le pas sur l’action. Elle est le ressort principal du roman. Car au fond, il ne se passe pas grand-chose le long des 435 pages d’Assassin’s Apprentice. Les escapades sont rares. Contrairement à certains livres du même genre, ce roman de fantasy ne ressemble pas à un voyage organisé dans un pays imaginaire, avec décors et êtres invraisemblables à toutes les pages. L’intrigue se déroule au trois quart dans la capitale du Royaume des Six Duchés, dans un contexte moyenageux presque normal. L’auteur prend le temps d’instaurer l’ambiance à la fois pesante et sécurisante qui règne dans le château. Il n’y a guère que trois scènes d’action en dehors. Et plusieurs des missions du jeune assassin ne sont décrites qu'en quelques lignes. Alors qu’à l’opposé, la dynamique de groupe qui s’instaure au moment de l'initiation de Fitz à la magie est décrite longuement, avec force détails.

On souhaiterait que le talent de Robin Hobb ne doive rien à son sexe, mais ce n’est pas le cas. Il y a un sens de l’agencement, de l’intrigue et des rapports humains tout féminin dans ce livre, le même que l’on rencontre dans les polars écrits par des femmes. Ce n’est pas un hasard si l’auteur nous tient en haleine plus de 300 pages avant que l’aventure ne commence vraiment.

Ce n’est donc que sur les 90 dernières pages du livre que tout se dénoue, que tout se précipite pour de bon, et que l’écheveau construit patiemment le long des chapitres précédent prend tout son sens, quand, pour sa mission la plus importante, Fitz se trouve confronté à un dilemme impossible. Après bien des péripéties, tout se terminera assez bien, mais le jeune homme, parachevant sa longue formation, n’en sortira ni physiquement ni affectivement indemne.

Le livre se clôt mais bien sûr, Robin Hobb en a gardé sous la pédale. Il reste une pléiade de questions à l’issue d'Assassin’s Apprentice. Le lecteur a découvert le Skill et le Wit, deux types de magie, mais il devine qu’il en existe d’autre. Il ne connaît toujours pas la nature des envahisseurs et du terrible pouvoir qui menacent les Six Duchés. Il ne sait toujours pas quel jeu mène Shrewd, le roi manipulateur. Il lui faut encore découvrir l’étendue exacte du talent du jeune Fitz. Bref, il reste assez de questions et d’énigmes pour l’inciter à lire Royal Assassin, la suite de ce premier roman, puis tous ceux qui sont venus après. Forcément, tous ne seront pas aussi réussis. Forcément, il y aura un moment où on se demandera pourquoi lire ainsi, ad vitam aeternam, ces centaines de pages où il est question de princes, de magie, de guerres, d’assassins et autres futilités. Mais ce sera trop tard, Robin Hobb a déjà jeté ses filets, et il n’y a aucune maille assez large pour espérer s’en échapper.