Arnoldo Mondadori/Robert Laffont :: 1945/1949 :: acheter ce livre
Alors jeune homme, le lieutenant Giovanni Drogo est affecté à Bastiani, une forteresse perdue sur une frontière où jamais personne ne s’agite, un bout du monde où quelques soldats veillent, on ne sait jamais, au cas où les Tartares surgiraient du désert. La citadelle est parfaitement sinistre. Rythmée par les tours de gardes et par les détails triviaux fixés par le règlement militaire, la vie y est spartiate, triste et répétitive.
Au début, le jeune officier se dit qu’il n’y restera pas, qu’il saisira la première occasion pour revenir en ville et poursuivre sa carrière en des lieux plus civilisés. Mais il finit par se prendre au jeu, et il se lance dans le pari qu’ont déjà fait nombre de ses camarades : et si les Tartares finissaient par venir ? Ne serait-il pas en première ligne ? N’accomplirait-il pas les hauts-faits qui sont attendus d’un soldat ? N’y trouverait-il pas la gloire, même s’il faut mourir pour cela ? Drogo attendra donc les Tartares, toute sa vie, vieillissant entre les murs du fort, voyant partir ses homologues et en arriver de nouveaux, pris comme lui dans la roue du temps. Malheureusement, au soir de sa vie, ce sont d’autres soldats qui viendront se saisir des lauriers qu’il espérait lui être destinés.
Le Désert des Tartares est le récit cruel d’une vie gâchée. Mais cette vie n’est pas seulement celle du lieutenant Drogo. Elle est celle de la majorité des hommes, de ceux nombreux qui ne savent pas provoquer le sort et qui attendent toute leur existence, qui patientent à l’aide de cet opium qui s’appelle l’espérance, que celle-ci prenne la forme d’une promesse de vie après la mort, d’une victoire au loto ou de toute autre forme de prédestination. Ils restent dans l’expectative qu’un jour, quelque chose surviendra qui changera tout. Cet espoir, Buzzati le montre tel qu’il est : comme une forme de paresse. Drogo se fond dans le train-train du fort, il s’accommode puis il s’éprend de ses désagréments, comme cette fuite d’eau qui résonne dans toutes les chambres. L’attente des Tartares se fond dans l’apathie et le fatalisme. Le soldat capitule, il laisse filer la vie et la jeune fille qui lui étaient promises.
Ce n’est qu’en fin de parcours, dans les toutes dernières pages du roman, que Drogo se lancera dans sa seule véritable action, dans le seul acte de volontarisme de sa triste existence. Caché derrière le pensionnaire du Fort Bastiani, Buzzati livre alors le message principal de son livre. Il exhorte à l’action, à être le sujet plutôt que l’objet de sa vie. Ce mot d’ordre ne se résume pas pour autant à un vulgaire carpe diem ou à une bête invitation à sortir des conventions. Les amis de Drogo, ceux qui ont choisi de rester dans le monde, n’ont pas quitté la normalité, ils ont mené des carrières sans suprise, ils ont eu femmes et enfants. Mais ils ont agi, ils n’ont pas mené l’orgueilleux pari dont le soldat parle au soir de sa vie. Et en cela ils ont bien fait. Car il n’y a ni fatalité, ni prédestination, ni destin tout tracé dans l’existence des hommes.
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