Je ne suis pas un expert en littérature américaine, loin s’en faut, mais je n’aime pas ce que j’en connais. Je n’y trouve rien de l’inventivité, de la truculence, de l’humour, du génie narratif ou de la profondeur de mes romans fétiches italiens, scandinaves, japonais ou sud-américains. Comme si, dans ce domaine plus que tout autre, ce grand pays profitait abusivement de sa prédominance et de l’aura de sa langue pour s’imposer plus qu’il ne le mériterait. Comme si au fond, Outre-Atlantique, le livre c’était plus la paralittérature, la science-fiction et les comics, que les écrits plus académiques.
Pour cette raison, et parce qu’aucun article sur lui n’a jamais excité ma curiosité, je me suis tenu longtemps à l’écart de l’écrivain le plus emblématique du roman américain contemporain. Jusqu’au jour où, à l’occasion d’un anniversaire, m’a été offerte la traduction d’un livre de Paul Auster.
La musique du hasard raconte l’histoire de Jim Nashe, pompier un peu paumé, qui hérite contre toute attente d’un pactole de deux cent mille dollars. Cette heureuse surprise, léguée par un père qu’il n’avait pas vu en trente ans, est l’occasion pour lui de se lancer dans une nouvelle vie.
Il délaisse alors sa fille et son métier pour parcourir l’Amérique en tous sens, ivre de liberté au volant de sa Saab. Puis, recueillant un petit génie du poker au détour d’une route, il s’allie à lui pour se faire de l’argent sur le dos de deux milliardaires excentriques. Cependant, une fois arrivés dans l’antre étrange de ces hommes, plus rien ne se passe comme prévu.
Ce roman est plein jusqu’à la moelle de poncifs américains. Virées dans les grands espaces, jeux de hasard, obsession pour l'argent, meurtres et envies de meurtre, forment le gros du contenu. L’histoire est si à cheval entre le plausible et l’insensé, elle tranche si peu entre le réalisme et l’absurde, qu’elle n’enseigne pas grand-chose, que sa portée est faible.
Le thème est le hasard. Il s’insinue sur chaque page et il gouverne l’existence des protagonistes : Nashe et son héritage inattendu ; Pozzi, dont la vie se résume à des parties de poker ; Flower et Stone, devenus milliardaires après avoir gagné au jeu. Mais justement, quelle leçon tirer de ces destins invraisemblables pour le quidam amené à découvrir leurs aventures ? Souvent, l’histoire racontée par Auster semble n'avoir pas plus de sens que l'existence de ses personnages.
Mais l’intérêt du roman, c’est justement d’aborder cette question du sens. En extirpant des personnages médiocres de leurs vies banales, en leur donnant les moyens de s’affranchir des automatismes et besoins habituels, ceux liés à la famille, à la carrière, au statut social, Paul Auster démontre le vide de l’existence, il rappelle son absence de signification.
Devenus riches, ses héros ont peu d’alternatives. La première est l’ivresse de la fuite sans fin entreprise par Jim Nashe. La seconde, la plus commune, passe par la thésaurisation et par la construction d’une chose pérenne, quelle qu’elle soit. Ainsi voit-on les deux milliardaires collectionner des horreurs à n’en plus finir, se lancer dans un projet délirant de maquette, ou bien, plus fou encore, bâtir un mur à partir d’un château irlandais dont ils font venir les pierres.
Jim Nashe a beau juger Flower et Stone complètement dingues la fois où il les rencontre, il finit par prendre goût à leur projet absurde, il s'approprie leur folie en comptant chaque soir les nouvelles pierres ajoutées aux murs :
Les chiffres eux-mêmes ne lui importaient guère, mais à partir du moment où sa liste en compta une dizaine, il se mit à trouver du plaisir dans la simple accumulation, et il en étudiait les résultats de la même façon qu’il avait jadis lu les résultats sportifs dans le journal du matin. Il crut d’abord que ce plaisir était d’ordre purement statistique, mais ensuite il se rendit compte que cette liste répondait à une nécessité profonde, à un besoin de conserver trace de lui-même, de ne pas se perdre de vue (pp. 293/294).
Ici, c’est la logique de tous les phénomènes d’accumulation, de toutes les collectionnites, que Paul Auster démonte.
Il reste enfin une troisième alternative pour répondre au vide de la vie. Celle-ci, Auster la présente également, mais en toute fin du livre, et il n’est pas nécessaire de la détailler ici.
Il suffit juste de préciser que ce roman est bien, finalement, qu’il est riche, qu’il traite des problématiques essentielles. De la problématique essentielle. La circonspection et la critique restent permises, certes, mais elles porteront essentiellement sur le cadre et la forme qu'Auster a choisi de donner à cet énième roman portant sur la question existentielle.
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