Au XXIème siècle, la fantasy est devenue si mainstream qu'elle a investi des terrains autrefois réservés à d'autres formes littéraires. Elle est devenue le choix naturel d'écrivains qui, en d'autres temps, auraient peut-être voulu s'exprimer dans un autre registre et qui, de ce fait, l'entraînent sur des voies nouvelles. Cela semble être le cas, partiellement, de Scott Lynch, avec le premier volet de la saga Gentleman Bastard. Certaines des aventures du héros, Locke Lamora, jeune homme plein de ressources à la tête d'une petite bande d'escrocs, pourraient survenir tout autant dans un roman de cape et d'épée, ou dans un polar. On a vu d'ailleurs ce livre comparé à un Ocean's Eleven transposé dans un contexte médiéval fantastique (j'ai pensé quant à moi au Trick Baby d'Iceberg Slim).
A en croire les remerciements en fin du livre, pourtant, Scott Lynch est passé par le jeu de rôle, une pratique qui a formé le cœur des auteurs contemporains de fantasy. Il partage avec eux ce goût pour la création de mondes. Son cadre, original, est l'une des qualités du roman. L'auteur y décrit Camorr, une Venise alternative dont chaque quartier est un univers. Elle est divisée entre une ville haute, où des familles nobles habitent les ruines d'une civilisation disparue, et une ville basse, domaine des bourgeois, de la populace et des voyageurs de passage, terrain d'action d'une pègre pittoresque organisée selon des règles bien définies. Plus qu'à créer des personnages et à faire progresser une intrigue complexe, l'auteur excelle à nous immerger dans l'atmosphère nauséeuse et moite de cette cité malsaine. Il invente aussi, avec verve, les sports barbares et les fêtes dispendieuses qui lui vont bien.
Le reste de ce monde n'est décrit qu'à grands traits, l'auteur préférant, tout du moins dans ce premier épisode (la suite nous promet de prendre le grand large), focaliser l'action sur Camorr. Cependant, documenté avec fluidité, à l'aide d'interludes en forme de flashbacks, ce monde élargi se montre lui aussi original et attachant. Il est très inspiré par l'Italie médiévale : Camorr n'est en effet qu'une des nombreuses cités-états apparues après la chute d'un empire puissant (Therim Pel), auquel a succédé un royaume nordique (The Holy Marrows) fondé par des envahisseurs aux traits tout à fait germaniques. La magie y est présente bien sûr, elle est même une pièce décisive de l'intrigue, mais elle apparait tard dans le récit. Et on y trouve aussi des éléments science-fiction, via des artéfacts abandonnés aux hommes par une civilisation disparue, et une science sophistiquée qui survit sous le nom d'alchimie.
Scott Lynch crée des mondes, et il respecte aussi d'autres codes de la fantasy. Le récit prend la forme d'un crescendo, qui finit dans l'apothéose d'un duel décisif, doublé d'une série de vengeances. Ses personnages sortent peu à peu de leur ordinaire pour être entraînés dans de savantes manigances politiques, soutenues par des forces occultes, aux conséquences potentiellement apocalyptiques. Et même si Locke Lamora est un escroc, un voleur, et qu'il ne rechigne pas à la torture quand nécessaire, c'est plutôt un brave gars, attaché à ses amis et à la ville qui l'a vu grandir. En dépit des apparences et malgré la violence de certaines scènes, nous ne sommes pas tout à fait, avec lui, dans l'ambiguïté morale de cette dark fantasy devenue presque prédominante à notre époque.
Ce qui distingue ce livre de tout autre, ce sont en fait les manigances de Lamora et de ses complices, les Gentlemen Bastards. C'est cet invraisemblable talent pour la mascarade qui les mène, contre leur gré, à jouer un double jeu entre camps rivaux. Ce sont ses combines tordues, ces escroqueries à grande échelle, une folie des grandeurs doublée d'un goût certain pour le spectacle, qui les conduit à élaborer les plans les plus extravagants. Au risque de se perdre parfois dans le remplissage (comme avec ce chapitre longuet chez un banquier), c'est dans la description de ceux-ci que l'auteur semble trouver du plaisir, plutôt que dans les routines imposées par les règles de la fantasy.
Quand il se plie à ces dernières, Scott Lynch n'est pas toujours convaincant. Son récit devient linéaire quand le héros du livre se transforme en improbable sauveur de l'aristocratie de Camorr, et qu'il la rallie à sa cause en se contentant de leur répéter encore et encore quels dangers insoupçonnés ils courent. Le Locke Lamora qu'on aime est plus retord. Il est plus malin, plus vicieux. Il ne ressemble pas à un héros immaculé. Il est ce menteur incorrigible qui, dans la panique générale, ne peut s'empêcher de jouer des tours aux gens qu'il a pourtant choisi de sauver.
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