Les Sentiers des Astres à l'heure de #MeToo. La prose de Stefan Platteau au service de la cause féministe. Voilà ce qu'on retient d'abord de Jaunes Yeux, quatrième épisode de cette saga devenue phare dans le petit monde de la fantasy francophone. Les femmes, en effet, sont au cœur du propos. Pour la troisième fois c'est Shakti, seul membre féminin (adulte) de l'expédition relatée par cette série, qui raconte à ses compagnons un épisode de son passé. Et cette fois-ci, elle nous parle d'émancipation. Alors que les deux tomes précédents avaient retracé la cruelle déchéance de cette jeune noble tombée dans la prostitution sous la coupe d'un compagnon manipulateur, celui-ci nous explique comment elle se libère de ce souteneur.
Dans ce monde médiéval cruel qui offre si peu de chances aux femmes, Shakti la courtisane peut compter malgré tout sur deux atouts. Tout d'abord, son métier même. La prostitution est la peine à laquelle on l'a condamnée, elle est un asservissement, elle est sa malédiction. Mais elle est aussi est son seul avantage, sa seule arme, sa seule manière de dominer les hommes en attendant qu'elle en acquiert d'autres, notamment l'indépendance financière. Grâce à sa beauté exotique et sa réputation d'ensorceleuse, celle qu'on désigne bientôt comme la "Nacre du Nord" développe un réseau qui fait d'elle une personnalité en vue de la ville d'Andristar.
L'autre atout de Shakti, ce se sont ses consœurs. Car chez les Apsâra, l'ordre de prostituées révérées qu'elle a l'honneur de rejoindre, on se serre les coudes. Les autres femmes qui le composent, toutes hautes en couleur, toutes dotées de dons divers et variés (il y a une lettrée, une combattante, etc.), ne tardent pas à venir en renfort à Shakti, l'aidant à se libérer peu à peu des manigances de celui qui se fait passer pour son frère, son amant abusif Meijo. Ces dernières, qui plus est, ne sont pas les seules alliées de la dame. Malgré la froideur de leurs premières relations, Marut, une vieillarde acariâtre au corps impotent et incontinent, mais à l'esprit alerte, prend fait et cause pour elle. Pour compléter le tableau, l'épaulent aussi quelques hommes tels que le Basilic, un homosexuel, par ce fait lui aussi aux marges de la société.
Shakti relate ce récit, elle raconte son histoire. Cependant, c'est un autre personnage féminin qui en est le centre : sa fille Kunti. Ou plus exactement, à travers elle, l'esprit qui la possède et qui la protège, ce passager clandestin de l'expédition Rana dont la présence se devine dans la teinte qu'il donne aux yeux de la fillette, celui dont le livre même porte le nom : Jaunes Yeux. Cette créature est bel et bien au cœur du récit. Elle est la clé de plusieurs révélations, relatives aux épisodes passés des Sentiers des Astres. C'est par son intermédiaire qu'on s'enfonce de plus en plus profondément dans le monde d'où il est issu, l'Outre-Songe, qu'on découvre sa faune dangereuse et qu'on fait la connaissance de son maître, le Seigneur des Trente Chemins.
Car alors qu'on avance dans le récit de Stefan Platteau, à mesure qu'on approche de son dénouement, son allure fantasmagorique s'affirme. Cela se manifeste dans le récit de Shakti, mais aussi, davantage encore, dans l'intrigue principale, celle qui, depuis le premier tome, nous parle de l'expédition Rana, de ces compagnons partis dans la forêt septentrionale du Vyanthryr à la recherche du Roi-Diseur. Ces derniers s'aventurent de plus en plus en bordure du monde, ils empruntent des raccourcis surnaturels, ces fameux sentiers des astres, qui les baladent d'un bout à l'autre de la forêt. Ils traversent des épreuves quasi-mystiques, ils côtoient comme jamais ils ne l'ont fait encore les Antiques, ces êtres merveilleux, Solaires, Lunaires et autres, qui sont les vestiges rares du passé, et ils croisent même le chemin d'une déesse vengeresse.
Et en contrepoint de tout cela, alors que les précédents n'en comptaient que deux, un troisième récit s'enchâsse dans le livre. Il n'est plus question de l'expédition Rana, ni du passé d'un de ses membres, mais de ce qui se déroule dans l'Héritage, leur contrée d'origine, et de cette guerre dont il se sont échappés pour y mettre fin. A intervalles réguliers, à travers les yeux de la famille Marmach (celle qui a élevé l'un des compagnons, Manesh), nous est contée la résistance désespérée d'une armée Luari confrontée à l'assaut brutal de ses ennemis, les Souranès. Cette nouvelle narration aurait pu alourdir le récit, mais au contraire, elle le relance, injectant de l'action à l'instant même où l'intrigue s'empèse, le ramenant à la dure réalité des hommes au moment où les principaux protagonistes se perdent dans la torpeur et les rêveries de leur monde magique. Voire dans le sexe, Jaunes Yeux étant plus chargé que les volumes précédents en la matière, allant jusqu'à suggérer un plan à trois entre certains de ses héros.
Grâce à ces trois récits, ce volume se lit facilement, il est plaisant et équilibré, malgré une fin abrupte. Même dans ses moments les plus lents et les moins prodigues en scènes d'action, Stefan Platteau continue de séduire avec sa prose contemplative mais qui ne lasse jamais, avec son style littéraire recherché mais qui ne rebute pas. Sa narration est d'autant plus prenante que l'on sent poindre la fin, à présent que la guerre entre Luari et Souranès atteint de nouveaux sommets de violence, maintenant que les révélations se succèdent, que les survivants sont arrivés à la lisière du Vyanthryr et que le Roi-Diseur n'a jamais semblé si près.
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