Les points de comparaison entre Être sans destin et Si c’est un homme sont nombreux. L’expérience et la trame sont similaires : même confrontation à la rigueur toute aussi rationnelle que folle des camps, mêmes rivalités et fourberies entre prisonniers, même déclin inexorable du corps au fil des travaux forcés, mêmes souffrances (faim, soif, fatigue et plaies), même semblant de répit quand survient la maladie et qu’il est temps de se refaire à l’hôpital, même recherche du bonheur dans de tout petits plaisirs, même ancrage du sentiment d'infériorité.

IMRE KERTESZ - Être sans destin

Mais un détail fait toute la différence. Quand Levi est déporté, il est déjà un adulte, avec ses valeurs, ses certitudes, son sens moral, son cadre de pensée. Alors que le personnage d’Être sans destin, lui, n’est qu’un adolescent, un être en formation.

Être sans destin est un vrai roman, une œuvre littéraire authentique. Les camps de concentration y sont décrits en détail, mais le livre est davantage qu'un témoignage historique. Chez Kertész, cette expérience exceptionnelle sert à comprendre le mode de fonctionnement d’un adolescent.

Au commencement, son personnage est prêt à tout recevoir des adultes, à se couler dans le moule qu’ils lui ont préparé.

Au fond, il est plutôt indifférent quand son père est réquisitionné en Allemagne. Il a ses préoccupations propres, égoïstes et terre-à-terre, même s'il prend l’attitude affligée que les adultes attendent lui, et qu'il écoute doctement les préceptes d’un Juif pieux et des gens structurés qui s’emploient à l’éduquer. Même chose quand, à son tour, il est embrigadé pour travailler. Il accepte la contrainte, y découvre quelques plaisirs comme l’amitié et les premières cigarettes. Même histoire encore, quand une fille un peu plus âgée s’interroge sur leur statut commun de Juifs et d’inférieurs. Elle en cherche désespérément la raison, la légitimité, mais lui, qui n’a connu que l’occupation et la guerre, s’en accommode. Pour lui, le monde est ainsi fait.

Puis un jour, il est déporté. Le personnage découvre alors un monde inconnu, un contexte qu’il ne maîtrise plus.

Je me rappelle juste que pendant ce temps j’avais un peu envie de rire … à cause de cette impression que j’avais d’être tombé soudain au beau milieu d’une pièce de théâtre insensée où je ne connaissais pas très bien mon rôle… (pp. 80-81).

Déboussolé, certes, mais pas tant que ça, l’adolescent explique sa nouvelle situation à l'aune de ce qu’il connaît. Il pense partir comme son père pour le travail obligatoire. Il se réjouit de la propreté de la gare d’Auschwitz, du professionnalisme des Allemands. Il ne se reconnaît pas dans les détenus qu’il aperçoit à l’entrée.

Puis il découvre la vérité : l’inconfort des camps, les chambres à gaz, les fours crématoires.

Toutefois, aucune révolte. Transféré près de Birkenau, il souffre comme tous, il ruse pour en faire le moins possible, il rêve de rentrer, mais il accepte le fonctionnement du camp, ses règles, explicites ou tacites, tout comme il acceptait, autrefois, les paroles des adultes.

Un an après, quand le personnage revient parmi les siens, il est formé, il est adulte. Il a son propre mode de fonctionnement, sa propre interprétation de la vie, échafaudée à l’aune de l’expérience des camps. Et les autres, ceux qui n’ont pas eu la même existence, ne le comprennent pas.

Les Allemands se cachent sur la route des survivants, les Budapestois évitent le rescapé, un journaliste veut le voir dénoncer les camps avec force, les Juifs qui sont restés souhaitent qu’il oublie. Mais ce qui, pour tous, est une anomalie de l’histoire, et la plus grave faute du genre humain, fait partie de son être. Ayant connu les camps à l’âge où il était malléable, l’adolescent ne trouve rien d’autre que le mot "naturel" pour décrire son expérience. Il ne cherche pas à l’oublier, il ne souhaite pas en faire le centre de sa personnalité. Simplement, il compte poursuivre sa vie, avec et malgré ce que l'internement a fait de lui.

Avant d’être un document historique, Être sans destin est en vérité un roman d’apprentissage.

L’un des plus justes, mais aussi le plus dérangeant qui soit.

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