Gallimard :: 1961 / 1998 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par Cécile Sakai

On ne connaît pas les vieux. Les romans en sont plein, ils regorgent de vieux, de toutes sortes de vieux : le vénérable, le sage, le patriarche, le vieillard délaissé, le vieux attendrissant, le vieux rieur et généreux, le vieux maléfique et retord. Et le vieux fou bien sûr. Il y a du vieux pour tous, pour tous les goûts. Mais rarement celui-ci est décrit de l’intérieur, en tous cas rarement aussi bien que dans ce roman. En temps normal, traiter des vieux demande pudeur, distance, voire méfiance. Le vieux est magnifié, diabolisé, minoré, moqué ou ignoré. Mais Tanizaki, lui, nous le dévoile dans toute sa frustration, sa ruse et sa bassesse d’homme déchu.

Par le biais d’un journal intime, l’écrivain japonais se met et nous met dans la peau d’Utsugi Tokusuke, un bourgeois hautain et instruit en fin de vie qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Souffreteux, laid et édenté, sujet à l’hypertension artérielle et aux douleurs névralgiques, il n’est plus préoccupé que par deux choses : sa maladie, combattue à longueur de pages à l’aide d’une imposante pharmacopée et d’une batterie de soins ; et sa propre belle-fille, Satsuko, ancienne danseuse de music-hall dont il s’éprend. Seules subsistent ces deux ultimes préoccupations, qui se lient dans les dernières pages quand le vieillard cherche à se bâtir une tombe surmontée de l’effigie ou de l’empreinte du pied de la jeune femme.

Notre homme n’est plus valide. Il est devenu impuissant. Mais il se satisfait de petits riens distillés au compte-gouttes, comme un adolescent. De lécher le mollet de la belle, d’entrer dans la salle de bain au moment où elle se douche, de la savoir avec un autre homme que son fils. Pendant ce temps, l’habile Satsuko monnaye ces faveurs, en profite pour contenter des goûts de luxe insensés. Les deux s’inventent un petit jeu malsain où personne n’est dupe, et où une petite dose de sadomasochisme entre franchement en ligne de compte. Bien vite, tacitement puis plus explicitement, la passion d’Utsugi pour sa bru prend le pas sur le reste, sur sa femme et sur ses enfants qu’il méprise ou qu’il hait. Elle est son dernier lien à la vie.

Et le plus terrifiant dans tout cela, c’est que ce journal du vieux fou sonne juste. C’est comme cela un vieux, c’est comme n’importe quel homme, Thanatos et Eros le tenaillent, mais de façon plus urgente, avec des conséquences et des actes plus pitoyables. Même si quelques particularités nippones peuvent me laisser dubitatif - cet érotisme du pied tout asiatique, par exemple - je comprends parfaitement que ce vieillard sénile et lubrique, c’est moi, c’est toi, devenu impotent.