Baen Publishing :: 2005
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Manse Everard est un flic. Mais un flic d’un genre très particulier. Sa vocation n’est pas de protéger les gens. Il lui arrive même de causer occasionnellement la mort d’innocents, voire d’annihiler une société entière. Son objectif n’est pas non plus de servir et de protéger le gouvernement et les puissants de son temps. Il ne les estime pas. Son rôle de flic à lui, c’est de préserver le temps, l’Histoire avec un grand "H". Ce qui est, ce qui a été et ce qui sera, pour encore plusieurs millénaires. Manse Everard fait partie de la Patrouille du Temps, une organisation dont le but est de garantir que les événements qui aboutiront dans un million d’années à l’apparition des Danelliens auront bien lieu, qu’ils ne seront jamais perturbés par des pirates tentés de faire mauvais usage de cette fabuleuse invention : la machine à explorer le temps.

Les voyages dans le temps sont un grand classique de la science-fiction. Le grand classique. Mais peu d’auteurs ont creusé le sujet aussi profondément qu’Anderson dans ces nouvelles écrites sur plusieurs décennies et réunies dans ce volume unique. Avec Everard, l’écrivain explore tout un tas d’époques passionnantes : la Phénicie et la Perse Antiques, la Rome des Guerres Puniques, les Invasions Barbares, la Conquête de l’Amérique, le Paris de Philippe le Bel, voire carrément les temps préhistoriques, ceux où, dans un grand fracas, l’Océan Atlantique déversa une partie de ses eaux dans ce qui deviendrait la Méditerranée. Et quand de vilains malfaiteurs parviennent à transformer totalement le passé, Anderson verse dans l’Uchronie, décrivant un XXème siècle ascientifique dominés par les Indiens et les Lituaniens, entre autres, et où les Celtes ont conquis l’Amérique.

Bref, il y a beaucoup de pittoresque dans les histoires de Poul Anderson, mais pas seulement. L'auteur s’amuse aussi des paradoxes occasionnés par les voyages dans le temps. Le grand classique, ce sont ces voyageurs qui deviennent la cause de ce qu’ils sont venus étudier, comme ce spécialiste des mythes nordiques dont les aventures viendront nourrir le Nibelungenlied ("The Sorrow of Odin the Goth") ou comme cette néerlandaise devenue la déesse de la pèlerine fanatique qu’elle devait contrecarrer ("Star of the Sea"). L’autre rengaine, ce sont tous ces faits étonnants du passé, bon sang, mais c’est bien sûr, expliqué tout à coup par l’intervention de démiurges du futur. Enfin, l’auteur s’appesantit énormément sur les dilemmes vécus par ces personnages qui doivent mener de front deux vies parallèles à des époques différentes, sur ces enfants qu’il faut abandonner dans le passé ou laisser aller à la mort parce que l’Histoire le demande.

Mais ce n’est pas tellement par tout cela, passages obligés des récits de voyages dans le temps, qu’Anderson se démarque. Il se distingue surtout par son sens de l’Histoire. L’écrivain fut longtemps proscrit en France pour ses idées de droite. Ces idées existent, elles sont réelles, elles transparaissent ponctuellement dans ses nouvelles, quand s’expriment des critiques envers tout Etat centralisé, quand il estime que les Américains n’ont fait que trahir les Sud-Vietnamiens en se désengageant de la guerre, quand il qualifie de gang l’équipe de Roosevelt et quand il considère que tout est allé de travers aux US après 1964. C’est souvent le héros, Manse Everard, qui s’exprime de cette façon, et ce sont des propos naturels et logiques pour un brave gars comme lui né dans Midwest au début du XXème siècle. Mais les convictions d’Anderson ne doivent pas être bien loin.

Cependant, sa vision de l’Histoire est beaucoup plus fine que ne les laissent penser les caricatures qu’ont pu être faites de lui. D’abord, l’Histoire selon Anderson n’a pas de sens. Elle peut changer du tout au tout, les découvertes, la science, le progrès, ne sont pas des fatalités, la destinée de l’homme n’est pas écrite. L’Histoire n’est pas donnée une fois pour toute. Cependant, cette Histoire n’est pas non plus aisément malléable. Sauf exception, un homme seul ne peut pas l’orienter, même armé des technologies d’un lointain futur. Elle possède une force d’inertie, une capacité à supporter les chocs et à poursuivre son cours. Jamais écrite, sans fatalité, mais pas non plus l’otage d’une poignée d’individus, elle est en fait assez démocratique.

Autre message fort chez Anderson : la supériorité technologique ne fonde pas la supériorité des hommes. Ses nouvelles sont pleines de personnages venus de temps archaïques mais capables de tenir tête à leurs descendants les mieux armés, sans pour autant quitter leur cadre de pensée constitué de mythes anciens et de religions mortes. C’est le cas du jeune garçon phénicien de "Ivory, and Apes, and Peacocks" ou du conquistador de "The Year of the Ransom", cet homme plein de ressources et persuadé que l’irruption devant lui d’une machine à remonter dans le temps est le signe que Dieu l’a investi d’une grande mission. C’est dans cette nouvelle, la plus captivante, qu’Anderson développe le plus cette lecture structuraliste, levi-straussienne et relativiste de la nature humaine, la même lecture que dans The High Crusade (Les Croisés du Cosmos), un autre de ses romans phares.

Enfin, toujours dans cette veine relativiste, l’auteur montre aussi avec habileté que l’écriture de l’Histoire est conditionnée par son époque. Ainsi, toujours dans "The Year of the Ransom", fait-il intervenir un amérindien du XXIIème Siècle pour nuancer les jugements portés en notre temps sur les Conquistadors. Il attribue leur mauvaise réputation au fait que l’Histoire de notre époque a été écrite par des anglo-saxons, ennemis héréditaires des Espagnols, et précise qu’ils n’étaient que les produits normaux d’une société violente, qu’ils n’ont pas été les pires maîtres pour les Indiens si on les compare aux Nord-Américains génocidaires, et qu’en face, les Incas n’étaient pas des anges non plus.

Bref, c’est fouillé, argumenté, instruit et nuancé. Et en plus, c’est globalement très captivant. Seul défaut, mineur, cette propension qu’ont souvent les auteurs de science-fiction à faire trop long, à oublier que les longues descriptions contemplatives rédigées avec style ne sont pas forcément leur fort. Et puis aussi, des intrigues un peu pauvres, des histoires prometteuses qui terminent sans surprise ni rebondissement, par une fin téléphonée (telle la cavalerie, la Patrouille du Temps arrive à temps, elle tue tous les méchants et tout rentre dans l’ordre). Enfin, on rit un peu quand Anderson compare le monde celte anarchique qu'il met en scène ("Delenda Est") à notre bonne vieille France. Toutefois, ces quelques détails comptent peu. Pour tout passionné de voyages dans le temps, c’est ce livre qu’il faut lire, en toute priorité.