Roman comique, roman tragique, roman d’amour, le fameux livre sur l’impuissance de Romain Gary est tout cela à la fois. En même temps que l’une des confessions les plus franches jamais livrées en littérature.

ROMAIN GARY - Au-dela de cette Limite votre Ticket n'est plus Valable

Gallimard :: 1975 :: acheter ce livre

Au début, il y a de l’humour, beaucoup d’humour, dans le plus pur style Romain Gary. Il y a ce vieil homme qui compense la perte de sa virilité par des séances de ski nautique effectuées bilboquet à la main. Ou encore ce médecin militaire en guerre contre les maladies de la prostate. Mais le rire est un masque, et peu à peu, pour l’auteur comme pour le personnage principal du roman, ce masque se fend. L’ironie et le calembour ne cessent jamais, mais ils se font de plus en plus aigres et amers, le ton devient de plus en plus désabusé. La farce se marie au tragique. Car si ce que l’homme a en-dessous de la ceinture fait l’objet des blagues les plus grasses, c’est aussi qu’il occupe le centre de toutes ses préoccupations.

Rares ont dû être les romans à faire de l’impuissance leur sujet principal avant le fameux livre de Gary. Celui-ci, à l’époque, fit d’ailleurs couler beaucoup d’encre. En premier lieu parce que l’auteur y allait crument. Rien ne nous est épargné dans ce roman, et surtout pas les expédients pitoyables avec lesquels est combattu le mal : médecines et thérapies de toutes sortes, technique des béquilles pour pénétrer sa compagne en dépit de sa mollesse, recours à des fantasmes sordides pour exciter les sens ou emploi d’une tierce personne pour contenter la partenaire. Les remèdes envisagés ou employés sont à la mesure de la détresse. Et quand plus rien ne marche, il ne reste plus qu’à donner le change en mentant, en demandant de mentir, ou en faisant l’acrobate en ski nautique. Le désarroi des personnages de Gary atteint de ce mal est d’autant plus saisissant qu’il les fait évoluer parmi l’élite, ses impuissants vivent dans le monde des puissants.

Ces hommes rattrapés par l’âge ont tout. Ils ont gagné la Guerre, ils se sont enrichis pendant les Trente Glorieuses et ils ont possessions, affaires, prestige, familles, relations et bien entendu femmes. Jacques Rainier, le héros malheureux de l’histoire, est lui-même un industriel, un ex international de rugby, un ancien colonel de la Résistance, quelqu’un qui n’a jamais eu de mal à séduire l’autre sexe. Malgré ses près de 60 ans, il reste bel homme avec sa haute taille, sa vigueur de paysan normand, ses costumes élégants et ses cheveux gris-blonds coiffés à la brosse. Il a tout, mais il a perdu l’essentiel : la fermeté de sa bite. Et ce déclin conditionne tout le reste. En arrière-plan de sa déchéance physique, Rainier connaît aussi des déconvenues dans ses affaires. Mais ce n’est qu’un événement secondaire, un corollaire, un écho de la dégénérescence suprême, celle de son membre.

Cependant, Au-delà de cette Limite… n’est pas que le récit d’un naufrage. C’est aussi un roman d’amour. Toute la tragédie de Rainier est d’avoir attendu toute sa vie pour connaître enfin la vraie passion, grâce et de voir sa belle relation avec une belle brésilienne trois fois moins âgée que lui empoisonnée par son mal. Jusqu’au moment où il ne peut plus simuler, jusqu’à ce qu’elle finisse par comprendre ce qu’il voulait dissimuler et qu’elle le sauve par un amour sans apitoiement, au moment même où il allait se tuer. Quand on sait que Gary lui-même s’est suicidé quelques mois après la mort de sa femme, alors qu’il ne pouvait plus espérer cet appui, on mesure jusqu’à quelles profondeurs il a poussé la confession dans ce roman. C’était ça, l’autre choc provoqué par le livre, cette mise à nue totale d’un écrivain célèbre en pleine déchéance physique.