A 80 ans, la vénérable Lady L. est une figure de la noblesse anglaise. Elle est l’une des femmes les plus respectées du royaume et ses petits-fils occupent les positions les plus éminentes dans les domaines politique, économique, militaire et ecclésiastique. Mais voilà, la grande dame a ses secrets. Après une réception, alors qu'on parle de détruire le mystérieux pavillon oriental qui lui est cher, elle se lance dans des confidences. A un vieil ami médusé, elle raconte l’histoire de sa vie, à commencer par l’époque où elle s’appelait Annette Boudin, où elle était la fille d’une blanchisseuse des quartiers chauds de Paris et où elle survivait en vendant son corps.
Le livre débute donc par cette farce : l’aristocrate anglaise a été une putain parisienne. Dans le pur style Gary, cette situation est prétexte à maints effets comiques et à de savoureux aphorismes, comme : "le temps ne vous fait pas vieillir, mais vous impose ses déguisements" (p. 19) ; "les enfants se font particulièrement insupportables quand ils deviennent de grandes personnes, ils vous assomment avec leurs "problèmes" : impôts, politiques, argent" (pp. 23/24). Mais peu à peu, la blague tourne à la tragédie. Car la vie de Lady L., c’est aussi une histoire d’amour avec son contingent de passion, de jalousie, de trahison, et avec sa fin malheureuse.
Alors qu’elle n’est encore que la petite Annette, celle qui se fait passer pour la comtesse de Camoëns fricote avec l’anarchiste Armand Denis. Homme passionné, d’une beauté surnaturelle, il est un amant exceptionnel. Mais il en aime une autre, cruelle et insatiable : l’humanité elle-même ; ou plutôt, celle qu’il veut bâtir à coup de bombes et d’assassinats.
Romain Gary se sert de l’histoire, fictive, d’Annette, pour retracer celle, véritable, des années anarchistes, de cette fin du XIXème siècle où les idées d’Armand Denis rivalisent avec celles des socialistes dans la course à la construction d’un monde nouveau. Dans Lady L., se rencontrent des personnages réels de l’époque, à commencer par Denis lui-même. Sous les yeux de la petite putain s’agite à travers toute l’Europe un conglomérat complexe de terroristes russes, de malfrats français et de nobles anglais décadents.
Avec délectation, Gary en profite pour décrire les relations complexes, contradictoires et fusionnelles qu’entretiennent la richesse et la marginalité, les révolutionnaires et les bien-pensants, l’utopisme et l’étroitesse d’esprit. En opposant l’idéaliste Armand Denis à la fille du peuple pragmatique et instinctive qu’est et que reste Lady L., même quand elle n’est plus qu’une vieille femme cynique, il critique le désir d’absolu. Comme beaucoup d’autres, mais de façon plus éloquente, en le faisant par la petite histoire d’un couple atypique plutôt que par l’Histoire avec un grand "H", l’écrivain montre comment l’idéalisme des anarchistes ou des socialistes du XIXème siècle a fait le lit des délires totalitaires du suivant, ce siècle idéolâtre et idéomaniaque, et comment ces romantismes tardifs sont devenus les prémices du fascisme.
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