Grasset & Fasquelle :: 2004 / 2005
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Traduit de l'Italien par Jean-Noël Schifano

Victime d’un accident, Giambattista Bodoni dit "Yambo" se réveille dans une chambre d’hôpital. Il a recouvré ses esprits et il a conservé son immense savoir livresque. Malheureusement, il a tout oublié de sa propre existence. Malgré ses efforts et sa bonne volonté, ceux qu’on lui présente comme sa femme, ses enfants, ses amis et son employée lui sont de parfaits étrangers. Alors, pour recouvrer la mémoire, il accepte de se rendre quelques temps sur les lieux de son enfance. Là-bas, dans sa maison de campagne à Solara, il redécouvre les lectures de sa jeunesse, romans d’aventure français, bandes-dessinées américaines, œuvre patriotiques et de propagande fasciste. Avec des pièces de cet imposant puzzle, il cherche progressivement à comprendre qui il est, quel genre d'homme ont bien pu façonner ces lectures.

Le cinquième roman d’Umberto Eco est le contraire du précédent. Dans Baudolino, l’écrivain italien nous emmenait dans les aventures picaresques d’un héros médiéval au destin improbable. Avec La Mystérieuse Flamme de la Reine Loana, il est de retour à l’époque contemporaine, et les flashbacks ne descendent pas en-deçà des années 30. Les énigmes et les intrigues tarabiscotées des précédents livres sont également laissées de côté, celui-ci ressemblant plutôt à une longue promenade erratique dans la paralittérature et les livres d’enfants, promenade illustrée par les nombreuses images, dessins et photos qui parsèment le roman. Seul le passage tardif qui décrit le rôle rocambolesque pris par le héros dans la Résistance rappelle un instant la fantaisie d’un Baudolino.

Mais le changement le plus marquant tient au personnage même de Yambo. Avec ce sexagénaire humaniste et érudit, Eco nous propose celui de ses personnages qui lui ressemble le plus, et partant, le plus autobiographique de ses romans. Pour cette raison, et à l’instar d’autres livres où l'écrivain se raconte, La Mystérieuse Flamme de la Reine Loana est moins accrocheur que ses prédécesseurs. Il contient moins de suspens, il joue moins de l’intrigue et des péripéties, il est plus statique. Il est en fait une sorte de complément, une version romancée de la réflexion tenue par Eco dans l’essai De Superman au Surhomme.

L’auteur décrit avec la légèreté qui lui est coutumière l’alchimie complexe faite de lectures, d’événements marquants et de rencontres décisives qui forge une personnalité. Il montre comment les histoires, même populaires et de piètre qualité, comme celle particulièrement ridicule et mal ficelée de la Reine Loana, fournissent les matériaux qui permettent aux enfants de se construire une représentation du monde. Ainsi Yambo reconnaît-il avoir été initié à une forme d’humanisme par les comics américains, même remaniés et italianisés par la censure fasciste. Ainsi montre-t-il encore comment ses lectures lui ont apporté des grilles de lecture pour interpréter les faits dont il a été le témoin et l’acteur pendant la guerre.

Ce sont ces mythes populaires qui forment la colonne vertébrale d’une personnalité. Enlevez tout le décorum qui vient après et il ne reste plus que cela, comme à la toute fin du roman. Isolé du monde par un profond coma, laissé seul avec des souvenirs qui affluent à nouveau, Yambo a alors un accès de solipsisme. Il se met à douter de l’existence du monde concret dans lequel il a vécu, des siens, de sa propre famille. Il est abandonné à son moi profond et il achève son histoire intime peuplée de Flash Gordon, de Sandokan, de Cyrano de Bergerac et de la belle Lila, son inaccessible amour d’adolescence.