Les articles qui ont marqué la disparition du père des jeux de rôle ont bien rappelé quelle a été sa postérité. Pourtant, à y regarder de plus près, Gary Gygax n'a pas été prophète en tout. Une fois les malentendus dissipés, son œuvre se solde avant tout par un demi-échec.
Gary Gygax, co-auteur de Donjons & Dragons, a rendu l'âme le 4 mars dernier à l'âge de 69 ans. Fort logiquement, cette mort n'est pas passée inaperçue. Mais un décalage révélateur est apparu entre la vague de réactions qu'elle a provoquée sur le Web (des dizaines de forum ont relayé la nouvelle et le nom du trépassé est devenu quelques temps l'un des plus recherchés sur les principaux moteurs) et la légèreté avec laquelle les journaux français l'ont traitée. Chaque grand titre national a joué sa partition habituelle : Le Monde, sérieux, n'y a consacré qu'un entrefilet dans sa rubrique nécrologique ; Le Figaro, un article creux sur son blog ; et Libé, plus bavard, a montré comme d'habitude qu'il aimait les sous-cultures mais qu'il ne savait pas en parler, publiant un article inepte sur le retour du dragon dans l'imaginaire occidental. Fort heureusement, la presse nord-américaine a été plus diserte, passant en revue chaque détail de la postérité du père du jeu de rôle.
Et celle-ci est considérable. La première, la plus évidente, est son impact sur l'univers du jeu. Avec son comparse Dave Arneson, l'autre concepteur de Donjons & Dragons, il l'a révolutionné de manière irréversible. En inventant des règles complexes qui portent au paroxysme le principe de simulation, et par ce biais, en permettant aux joueurs de s'inventer des alter-egos capables d'évoluer au fil des jours, des mois, des ans, Gygax n'a pas seulement créé ce rejeton du wargame qu'est le jeu de rôle sur table. Il a jeté les bases de la majeure partie des jeux vidéo. Pas seulement ceux qui, tels Baldur's Gate, se sont fondés sur les règles de D&D, pas seulement ceux construits sur son modèle, comme Worlds of Warcraft. Mais aussi les First Person Shooter, et tous ceux où il est question d'incarner, dans un monde alternatif, un avatar de soi-même, les Sims par exemple. C'est cette première postérité qui lui a valu d'être cité dans un magazine comme l'un des hommes les plus influents sur l'histoire du jeu, à égalité avec Tolkien.
Tolkien, parlons-en. En s'inspirant de l'univers du Seigneur des Anneaux pour développer son jeu, Gygax a largement contribué à populariser l'heroic fantasy. Le développement sans précédent de ce genre dans les best-sellers, au cinéma et dans les jeux vidéo doit énormément aux anciens rôlistes. L'auteur de D&D lui-même fut surpris de sa propre influence en la matière. Aux débuts de son jeu, il pensait que seuls les amateurs de littérature fantastique allaient s'y intéresser. Mais finalement, c'est l’inverse qui s’est produit. Le jeu a fait découvrir la fantasy à des millions d'adeptes, certains rôlistes se tournant régulièrement vers le bon père Gary pour qu'il leur prodigue des conseils de lecture. Et c'est ainsi que, sans n'avoir jamais écrit de roman majeur, Gygax s'est retrouvé cité par SFX Magazine comme l'une des plus grandes figures de la science-fiction.
Dans les articles qui ont marqué sa mort, il a aussi grandement été question de la sous-culture geek, dont Gygax était le représentant archétypal. L'Américain a non seulement inventé la distraction ultime des nerds, il avait la dégaine qui allait avec : gros barbu à lunette pas sexy au goût vestimentaire douteux (ses horribles chemises …). Les problèmes de santé qui ont précipité son décès venaient d’ailleurs probablement d'un manque fatal d'exercice physique et d'un goût prononcé pour la junk food. Pour en finir avec les listes, soulignons d’ailleurs que l'auteur de D&D a également été cité en tête d'une sélection des plus 50 grands nerds de tous temps établie par Sync Magazine.
D'autres exemples soulignent l'influence de Gygax. Il y a bien sûr ses apparitions télévisées, notamment dans le dessin-animé Futurama, où son personnage lançait un dé avant chaque phrase, afin d’en déterminer le contenu : "greetings, its a… (roulement de dés) pleasure to meet you". Ou encore cette bactérie baptisée Arthronema Gygaxiania par le scientifique, un fan de Donjons & Dragons, qui l'a découverte.
Pourtant, le co-auteur de D&D ne se reconnaissait pas dans cette postérité impressionnante. Comme d'autres créateurs avant lui, Gygax a été dépassé par les conséquences de ses propres inventions. Quoiqu'auteur et amateur de science-fiction, il n'était pas un adepte de Tolkien. Il prétendait n'avoir utilisé l'œuvre de l'Anglais que par opportunisme, pas par passion, simplement parce qu'elle offrait le monde fouillé et prêt à l'emploi qui convenait à son jeu. De même, Gygax n'aimait pas les jeux vidéo, qu'il trouvait régressifs et limités. Il regrettait le jeu de rôle sur table, progressivement supplanté par son homologue numérique. Son dernier jeu, Danjerous Worlds, avait d'ailleurs été une tentative d’enrayer le déclin du jeu de rôle en allégeant sensiblement ces règles compliquées qui décourageaient les éventuels néophytes.
A y regarder de près, la plupart des articles nécrologiques sur Gygax se sont trompés sur ce qu'il a vraiment créé. L'homme a symbolisé les nerds, mais il ne les a pas inventés. Ils ne lui doivent qu'un de leurs passe-temps. Et concernant la fantasy, il a davantage joué le rôle de passeur que de créateur, ses propres romans n'ayant pas franchement été mémorables. De fait, son véritable apport se limite au domaine qui fut le sien : celui du jeu. Et encore, même en la matière, tout n'est pas si simple. Une partie seulement de ses innovations a véritablement survécu : le principe d'avatar, cité plus haut, et ces progrès dans la simulation qui l'ont rendu possible.
S'il arrivait qu'un joueur de Monopoly se prenne quelques instants pour un homme d'affaires, ou qu'en jouant au Petit Cheval on se mette à crier "hue da" et à s'imaginer jockey, les jeux classiques étaient abstraits. A un moment ou à un autre, les phénomènes d'identification étaient limités par les règles et par le "but du jeu", par cette nécessité de mettre en place une tactique pour gagner, par cette obligation de laisser de côté la question du "pourquoi" pour se concentrer sur celle du "comment". Le jeu de rôle, lui, a explosé ces limites. Grâce aux avancées accomplies en matière de simulation, l'identification est devenue le but premier du jeu.
Même si souvent, dans Donjons & Dragons, il est question de réaliser une quête, gagner est devenu secondaire. Avant toute chose, Gary Gygax a offert à ceux qui n'étaient plus des enfants les moyens de poursuivre dans de nouvelles conditions leurs vieilles parties de cow-boy et d'indiens, de policiers et de voleurs. Et cela est resté en partie, de même que la logique collaborative, autre rupture majeure de D&D, qui conduit des joueurs à œuvrer et à s'organiser ensemble, plutôt qu'à s'affronter et à se diviser entre gagnants et perdants.
Mais deux caractéristiques propres au jeu de rôle et chères à Gygax n'ont à son sens pas survécu à l'ère des jeux vidéo : la première de ces caractéristiques est la convivialité de ce jeu, sa force socialisatrice ; la seconde son accent mis sur le "rôle" plutôt que sur le "jeu".
Attaché aux vertus socialisatrices du jeu de rôle, Gygax retournait à l'encontre des jeux vidéo une critique souvent adressée à Donjons & Dragons : celle de transformer ses adeptes en êtres solitaires et asociaux. "You can’t share a bag of Cheetos online", aimait-il plaisanter. Cependant, ce reproche était mal fondé. Comme beaucoup de gens de sa génération, celle qui a grandi avant l'ère électronique, l'auteur de D&D survalorisait le contact physique et sous-estimait les capacités socialisatrices des réseaux informatiques. Sa critique vaut à la rigueur pour le joueur hors réseau fixé comme un autiste à son écran. Mais pas pour les adeptes de Worlds of Warcraft, qui se souviennent tous de tranches de rigolade échangées à distance et qui finissent parfois par rencontrer en personnes leurs compagnons de jeu, quand la distance le leur permet. Comme le jeu de rôle, son cousin sur vidéo peut tout autant rapprocher des individus isolés, qu’accentuer leur isolement.
Infiniment plus pertinent est l'autre reproche adressé par Gygax à l'encontre des jeux vidéo. Celui-ci les accusait de brider l’imagination, de réinstaurer les limites que Donjons & Dragons avait dynamitées. Qu'ils prétendent s'intituler "jeux de rôle" alors que, de fait, la possibilité de jouer un rôle y est inexistante, était une injure à son invention. Dans D&D et consorts, en effet, les règles ne sont qu'un prétexte. C'est le sens d'une des phrases les plus célèbres de Gygax (que malheureusement, seuls les rôlistes comprennent spontanément) : "les dés ne servent qu'à faire du bruit derrière le paravent du maître". En disant cela, l'auteur de D&D marquait la prééminence fondamentale de l'imagination sur les règles qui devait selon lui caractériser la pratique de son jeu.
A maints égards, Gygax avait raison sur ce point. Jamais, ni avant, ni après, un jeu n’a laissé autant de place à l’imagination, si ce n’est les soldats de plombs ou les Playmobils de notre enfance. Certes, les parties de jeu de rôle s’articulent souvent autour d’un scénario, d’une trame prédéfinie. Mais celle-ci est avant tout un garde-fou, une sécurité au cas où les idées viennent à manquer. Il est possible de s’affranchir de l'intrigue d'un jeu de rôle pour s’engager dans une séance totale d’improvisation collective, mais pas des cadres conçus par les créateurs d’un World of Warcraft. Considérer que ce jeu est le principal descendant de D&D, c’est faire trop de cas du décorum heroic fantasy, c’est être superficiel. De fait, le parent le plus proche du jeu de rôle, c’est son presque homonyme, le jeu de rôle psychologique pratiqué en entreprise. Ou bien, s’il faut rester dans l’univers de l’informatique, c’est Second Life, le plus plastique et le moins scénarisé des mondes numériques.
Parmi tous les journalistes qui se sont prononcés sur la mort de Gygax, Jonathan Kay, chroniqueur chez les Canadiens du National Post, est celui qui a le mieux exposé ce point de vue. Dans un article intitulé "Gary Gygax’s World (and why I left it)", cet ancien rôliste balaye d’un revers de main toutes les considérations sur l’heroic fantasy et sur les nerds qui ont dominé les autres articles, pour reconnaître à D&D cet apport essentiel : le jeu permettait à des personnes sans plume et sans talent de devenir des romanciers par procuration, il les autorisait à s’affranchir de la contrainte de l’écrit et de la littérature (ou du dessin, ou du cinéma) pour se faire à moindre coût créateurs d’univers, de personnages et d’histoires. C’est précisément cela qui faisait l’orgueil de Gygax.
Mais cette partie, créative, n’a en réalité jamais été dominante chez les rôliste. Elle n’a sans doute été le fait que d’une minorité, la plus artiste, la plus éduquée, la plus avide de respectabilité, aussi. Celle qui, il faut bien le dire, a longtemps cherché des arguments pour légitimer une activité attaquée, décriée, méprisée, celle qui a voulu défendre ou réhabiliter sa passion, quitte à la faire plus belle et plus noble qu’elle ne l’était vraiment. Mais sa façon de pratiquer le jeu de rôle a-t-elle vraiment été dominante ? Pas sûr... Il a fallu l’essor des jeux vidéo pour que la masse de ceux qui l’utilisaient comme un jeu presque normal, un jeu dont le but est de tuer des monstres, de résoudre des énigmes et de découvrir des trésors, trouvent des outils plus adaptés à leurs envies.
Les créatifs aussi ont survécu, mais ils sont restés moins nombreux que jamais. Beaucoup se sont détournés du jeu, d’autres le pratiquent encore et certains se sont reconvertis dans les activités traditionnelles des imaginatifs, le roman ou la BD. Il est révélateur, par exemple, que la littérature de fantasy en France soit portée en grande majorité par d’anciens acteurs de la presse rôliste. Mais ces praticiens du jeu de rôle n’ont jamais été qu’une élite. C’est sans doute ce que le co-inventeur de D&D constatait avec amertume quand il s’exprimait sur les jeux vidéo et sur la postérité de son œuvre. De fait, Gary Gygax a bel et bien été un prophète. Mais comme tous les prophètes, il n'a pas forcément était compris de tous ceux, nombreux, à qui il a ouvert de nouvelles voies.
superbe article ! rien à ajouter, 100% d'accord