Vintage Classics :: 1946-59 / 1997
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En premier lieu, il faut bien reconnaître que les œuvres respectives des deux auteurs partagent de nombreux traits. Tout d'abord, bien sûr, il y a cet univers mythique aux couleurs médiévales, avec ses nobles, ses châteaux et ses combats à l'arme blanche, ce Moyen-âge qui n'est pas le nôtre, ce monde inventé de toute pièce et étranger à notre Histoire. Même si l'une des trilogies a connu le succès grand public et que l'autre s'est contentéde de devenir un classique de la littérature anglaise, même si la première a donné lieu à des films hollywoodiens et que l'autre n'a été adaptée qu'en série télévisée par la BBC, les deux ont eu un fort impact sur les auteurs de fantasy. Le jeune Moorcock, par exemple, fréquentait la famille Peake. Et à lire le cycle de l'Assassin Royal de la très populaire Robin Hobb, il est difficile de ne pas noter quelques réminiscences de Gormenghast dans les scènes interminables prenant place dans la forteresse de Buckkeep, signes d'une influence au moins indirecte.
Les deux auteurs, deux Anglais ayant vécu leur jeunesse au contact de cultures exotiques, l'un en Afrique du Sud et l'autre en Chine, méritent aussi d'être comparés pour leurs parcours personnels. Leurs œuvres respectives trahissent des expériences communes. Ces deux écrivains qui ont assisté à la disparition de l'Angleterre d'antan racontent tous deux la fin d'un monde. Appelés l'un comme l'autre sous les drapeaux, ils ont été profondément marqués par les deux guerres mondiales et par l'expérience du mal absolu. Tolkien a participé à la Bataille de la Somme, Peake a assisté à l'ouverture de camps nazis. Leurs œuvres respectives, rédigées pendant la guerre de 39-45, ont gardé la trace de l'atmosphère apocalyptique et des périls totalitaires de ces années-là.
Les deux histoires partagent également une défiance envers la science et la modernité, mâtinée de préoccupations écologiques. Chez Tolkien, la science est représentée par Saroumane, le mage dévoyé, celui qui dévaste la contrée rurale et idyllique des hobbits pour en faire un enfer industriel, celui encore qui rase une antique forêt pour faire tourner ses forges. Chez Peake, la figure du mal, une fois le machiavélique et calculateur Steerpike assassiné, prend la forme d'un être connu sous le seul nom de Scientifique, géniteur d'une fille égocentrique et revancharde, destructeur du zoo entretenu par le bon Muzzlehatch.
En matière de points communs, il est également difficile de faire abstraction du format des deux séries, constituées chacune de trois longs livres très fournis. A leur suite, la trilogie deviendra une norme dans la littérature de fantasy, même si Peake n'a jamais voulu se limiter à trois volumes (Tolkien non plus d'ailleurs, la séparation en livres a été imposée par l'éditeur) et que des suites auraient été publiées sans la dépression et la maladie.
Pour accorder à ces deux romans un statut égal d'œuvre fondatrice, il fallait donc ces bases communes. Mais il fallait aussi qu'ils se complètent et se distinguent l'un de l'autre, ce qui est également le cas, tant leurs différences, nombreuses, équilibrent ou dépassent leurs similitudes.
Mais avant de lister ces dernières, retraçons à grands traits l'intrigue de l'œuvre la moins connue. Le long de ses trois volumes, Mervyn Peake raconte l'histoire de Titus Groan, soixante-dix-septième seigneur de Gormenghast. Reclus dans l'atmosphère pesante d'un immense château immémorial et labyrinthique, le jeune prince ne cherche qu'à échapper aux innombrables codes absurdes qui régissent strictement sa vie et celle des autres habitants. Titus n'est pas encore le héros du premier livre, sorte de prologue qui met en scène les principaux protagonistes et décrit les premiers actes des drames amenés à éclater bien plus tard. Mais le second, le plus long, décrit en détail la formation du jeune seigneur, son enfance dans un château où tout se met à tourner très mal, avant que ne s'abatte un déluge d'eau et de sang. Dans le troisième, enfin, Titus adulte quitte Gormenghast et se lance à la découverte du monde, découvrant de nouveaux personnages singuliers et arpentant des terres où son lieu de naissance est désespérément inconnu.
La première différence avec Le Seigneur des Anneaux, donc, c'est cette unité de lieu respectée dans deux ouvrages, les plus longs de la trilogie. Point de voyage organisé dans les Terres du Milieu ou dans un autre monde parallèle. Aucune peuplade exotique n'est présentée, aucune frontière n'est franchie. Tout se déroule dans un seul et même endroit, dont la géographie est nébuleuse. Les principales salles et bâtisses de l'immense forteresse sont connues, on sait par exemple qu'elle est pourvue d'une aile à chaque point cardinal. Mais Peake n'entre pas dans le détail. Le pays qui entoure le château est décrit de manière plus elliptique encore. La distance qui sépare Gormenghast de la montagne éponyme semble varier d'une description à l'autre. Enfin, personne ne sait vraiment comment ce monde autarcique vit. Titus ne semble régner que sur les habitants du château et les sculpteurs étranges établis sur ses flancs.
Chez Tolkien, le souci de cohérence est constant, il s'inscrit dans les moindres détails. Les langues inventées pour son œuvre respectent des règles grammaticales et orthographiques solides, le récit respecte les cycles lunaires chaque fois qu'il est question de décrire l'astre sélène. A l'inverse, l'environnement décrit par Peake est flou et approximatif. Pas de carte pour accompagner l'histoire. Impossible de savoir si Gormenghast s'inscrit dans notre monde ou dans un autre. L'époque elle-même est difficile à définir : l'ambiance générale est médiévale, mais la pudeur ridicule de sa sœur et la pédanterie de professeurs tout oxfordiens rappellent l'époque victorienne. Des notions maniées par certains personnages, comme celle d'inconscient, apparaissent plus modernes encore. Et dans le dernier volume, ce sont carrément des machines modernes, voitures ou hélicoptères, qui interviennent dans l'univers de Titus.
Contrairement au Seigneur des Anneaux où tout est construit avec une impressionnante précision mécanique, où tout s'inscrit dans le cadre de l'œuvre fouillée révélée par les publications posthumes de Tolkien, le récit de Peake n'est pas rigoureux. Des contradictions apparaissent, les redondances se multiplient. L'écrivain donne l'impression d'avoir écrit ses livres au fil de l'eau et d'avoir changé d'avis sur ses propres personnages à mesure qu'il en retraçait les aventures. Il en est ainsi de Steerpike, par exemple, l'autre héros de la trilogie après Titus. Pas facile de deviner que ce jeune marmiton ambitieux, que ce garçon attachant que l'on suit avec crainte dans son évasion périlleuse sur les toits de la forteresse, deviendra au fil des pages l'incarnation la plus totale du mal.
Corolaire de cet esprit plus libre et de ce style plus approximatif, l'œuvre de Peake est complexe, parfois même ardue, surtout quand on la lit dans sa langue d'origine. L'écrivain excelle à décrire l'ambiance pesante de ce lieu immuable et vétuste qu'est Gormenghast, et il traite ses personnages avec subtilité. Ceux-ci ont beau être grotesques, gothiques, exagérés, monstrueux même, leur psychologie est complexe et travaillée, leurs interactions sont habilement mises en scènes dans une foule de saynètes qui tiennent de la comédie de mœurs. Nous sommes loin des personnages idéal-typiques de Tolkien, de cette faune de figures mythologiques où le seul humain véritable, finalement, n'est que le jeune hobbit chargé de porter l'Anneau.
Moins haletante et addictive, moins universelle sans doute, Gormenghast est toutefois une œuvre plus variée et moins unilatérale que Le Seigneur des Anneaux. Les romans de Peake contiennent des ingrédients inconnus de l'autre trilogie. L'humour, tout d'abord, par exemple quand l'auteur met en scène la romance ridicule entre un vieux professeur fat et une vieille fille sotte. Le sexe, surtout, omniprésent, de cette scène ambigüe où le cuisinier Swelter fait à ses apprentis un discours aux relents pédophiles, aux premières expériences d'un Titus devenu adulte. Ce n'est certes pas dans le monde asexué de Tolkien qu'on entendrait le héros déclarer à une jeune femme : "so let me suck your breasts, like little apples, and play upon your nipples with my tongue".
Bref, Peake apparaît moins rigide que Tolkien. Ce poète à ses heures est plus conforme à l'image romantique qu'on se fait de l'artiste et du fantaisiste, dans ses romans comme par son destin, puisqu'il finira dans la maladie et la folie (et que, pour la petite histoire, l'un de ses descendants, Jack Peñate, est devenu chanteur de rock en vue), quand l'autre poursuivra paisiblement sa vie d'universitaire conservateur et débonnaire.
Une autre différence, systématiquement relevée quand il est question de comparer les deux trilogies, est l'absence chez Peake d'un bestiaire fantastique, de races humanoïdes ou de magiciens surpuissants. Le monde qu'il nous présente est absurde et étonnant, les personnages sont grotesques et à la limite de la vraisemblance, les lieux décrits sont singuliers, comme cette étrange Cour des Miracles installée sous une rivière. Gormenghast s'éloigne de la réalité, mais plutôt que dans le fantastique, c'est dans la fantasmagorie qu'il s'aventure. Ce n'est pas un monde alternatif, mais un univers onirique que l'auteur nous propose, c'est Alice au Pays des Merveilles, c'est Lewis Carroll.
La séparation entre le bien et le mal y est aussi moins évidente. Lu sérieusement, Le Seigneur des Anneaux va au-delà du manichéisme. Marqué par l'expérience totalitaire, Tolkien y dénonce les risques de l'angélisme et de toutes les soifs d'absolu. Mais à la base, au premier plan, il faut reconnaître que son œuvre met essentiellement en scène un combat du Bien contre le Mal. Chez Peake, l'échiquier est plus complexe. Titus affronte une figure du Mal, Steerpike. Mais les deux jeunes hommes, faces distinctes d'une même médaille, se retrouvent dans le même camp quand il s'agit de saper le conservatisme de Gormenghast. Avec la princesse Fuchsia, ils sont les agents du désordre, les destructeurs de l'ordre immémorial qui régit la forteresse. Ainsi, à de multiples reprises, Titus scandalise ses amis et alliés, les notables des lieux. Sa mère même en vient à se demander s'il n'est pas, plutôt que le redoutable Steerpike, l'ennemi véritable du château. Plus que le Bien et le Mal, ce sont l'Ordre et le Désordre qui s'affrontent dans la trilogie de Peake.
Les œuvres de Tolkien et de Peake, donc, se distinguent largement autant qu'elles se ressemblent. La raison de ce paradoxe, c'est qu'elles racontent la même histoire, mais qu'elles le font d'un point du vue différent. Cette histoire, c'est celle de la sortie de l'enfance, confondue par les auteurs avec le changement de monde qu'ils observent à leur époque, à cette transformation totale de l'Occident dont ils ont été les témoins privilégiée, à cette métamorphose réalisée dans le fracas des Guerres Mondiales.
Les deux trilogies racontent la quête initiatique d'un enfant. On suit Titus de la naissance à l'âge adulte. Et si Frodo est déjà un homme au moment du départ, il est évident que l'esprit joueur et la petite taille des hobbits les assimilent à des enfants. Innocents l'un comme l'autre au début du récit, ils se déniaiseront au fil des épreuves. Et les deux, détail ô combien symbolique, deviendront des adultes dans le sang : celui du maléfique Steerpike assassiné par le jeune Titus, celui de l'annulaire sectionné de Frodo. Autre poncif du roman d'apprentissage, chez Peake seulement cette fois, l'aventure de Titus avec une femme mûre, façon Le Rouge et le Noir. Dans Gormenghast, Freud et Œdipe se régalent d'autant plus que Juno la belle amante est physiquement un double de la mère du jeune prince, et qu'elle est l'ancienne maîtresse de Muzzlehatch, son protecteur, son second père.
Tout cela, cependant, est très commun. Cela ne rapprocherait pas plus Tolkien et Peake l'un de l'autre que de milliards d'autres auteurs, s'il n'y avait la thématique du monde perdu, et que ce monde n'était pas, dans un cas comme dans l'autre, le véritable héros du livre. L'univers des Terres du Milieu et celui de Gormenghast sont deux représentations de l'enfance, et en tant que telles, ils sont obligatoirement voués à disparaître. Malgré leurs puissances apparentes, ils portent en eux les germes de leur disparition. L'un s'effacera en entrant dans l'Âge des Hommes et en perdant les êtres surnaturels qui le peuplaient. L'autre sera délaissé par son propre seigneur, et ne subsistera plus qu'à l'état de mythe. Les deux mondes disparaitront, mais dans l'acceptation. C'est de façon délibérée, assumée, responsable, que Frodo et Titus quitteront l'un comme l'autre leurs anciens univers.
Toutefois cet abandon ne s'opère pas dans le même état d'esprit. Chez Tolkien, dont l'enfance a été marquée par la mort prématurée de ses deux parents, il se fait à regret. Ses personnages évoluent dans un monde parsemé de ruines et de monuments, réminiscences du passé, témoignages d'années glorieuses révolues et de l'inéluctable dégénérescence des hommes. Le Seigneur des Anneaux, c'est ce qui fait sa force, est empli d'une profonde mélancolie. Quelques années plus tôt, c'est déjà cette nostalgie si britannique qui fera les meilleurs jours de la pop anglaise, celle du "Yesterday" des Beatles, celle du "Village Green" des Kinks. Ce refus du désenchantement du monde. Cette impression de perte d'un passé, tout à la fois enfance et ancien temps, dont on sait pertinemment qu'il est idéalisé et qu'il n'a jamais véritablement existé.
On sait que l'auteur du Seigneur des Anneaux restait attaché au monde rural, qu'il était hostile à l'industrialisation et qu'il voyait dans les guerres mondiales un avatar terrible de la modernité. Mais Tolkien n'était pas un réactionnaire. Il était plutôt un conservateur lucide qui considérait que le monde devait nécessairement changer, même si le regret de l'Ancien Temps ne cessait de le hanter. Chez lui, l'entrée dans l'âge adulte et dans le monde moderne est douloureuse, mais elle est nécessaire. C'est le sens des douleurs et des peines qui accompagneront Frodo toute sa vie, en dépit de sa victoire. C'est le sens d'une des phrases les plus connues du roman, cet appel à la responsabilité individuelle que Gandalf prononce dans la Moria : "All we have to decide is what to do with the time that is given to us". A contrario, l'Anneau, symbole du Mal et de la tentation totalitaire, c'est la volonté de rester en enfance, celle de croire encore à la lutte du Bien contre le Mal. C'est le Rhinocéros de Ionesco, l'abandon de la conscience, l'immersion dans la foule.
Chez Peake, le sentiment vis-à-vis de l'ancien monde, donc de l'enfance, est infiniment plus ambigu. Dans un premier temps, il lui semble plutôt hostile. L'univers du jeune Titus est dominé par la mesquinerie, la petitesse et l'étroitesse d'esprit, plutôt que par les grandes gestes, l'esprit de sacrifice et les héros exemplaires. Il est en ruines, mais puissant, menaçant, oppressant. Eternel. Car plutôt que le monde intérieur de l'enfant, comme les Terres du Milieu, la forteresse de Gormenghast symbolise la famille, avec ses routines aberrantes, son arbitraire, ses cadavres dans le placard et ce passé que tous taisent ou ignorent, mais qui pourtant, ad vitam aeternam, détermine toute nouvelle initiative.
Cependant, le "familles, je vous hais" de Peake n'est ni radical, ni univoque. Titus fuit la tyrannie de ce monde qu'il ne peut infléchir, même s'il en est le maître. Mais dès qu'il réalise que Gormenghast n'a aucun sens pour ceux qui vivent au-dehors, que la forteresse leur est même totalement inconnue, il cherche à y retourner, il veut prouver son existence. Il refuse de devenir un homme anonyme, il souhaite renouer avec l'époque où il était le centre de toutes les attentions, il cède à la nostalgie. Par ailleurs, même au moment de son évasion et de son abdication, l'hostilité du héros envers son lieu de naissance n'est pas totale. Il prête la main aux défenseurs de la forteresse, le docteur Prunesquallor par exemple, et sa mère, agent par excellence du conservatisme, comme toutes les mères, belle endormie qui déploie et révèle son incommensurable puissance le jour où Gormenghast, son bien, son univers, entre en péril. La relation de Titus à son royaume est duale. C'est cet amour-haine que chacun d'entre nous entretient à l'égard de sa famille.
Entre Tolkien et Peake, le positionnement vis-à-vis du passé diffère sensiblement. Chez l'un, le monde d'avant est un univers attirant et grandiose que le sens des responsabilités nous oblige de détruire, d'où la symbolique de l'Anneau et du doigt arraché : la séparation est nécessaire, mais elle est douloureuse et irrévocable. Chez l'autre, le passé est un fardeau dont il est impossible de se défaire, d'où le meurtre de Steerpike par Titus : le héros détruit un ennemi, mais il se trompe de cible. Il ne trouvera l'attitude adéquate qu'à la fin du troisième ouvrage, quand il comprendra que Gormenghast et lui-même peuvent poursuivre sans heurt deux existences séparées, chacun de son côté.
Cette différence fondamentale se manifeste encore dans les épisodes centraux des deux ouvrages, ceux d'après l'apothéose. Une fois l'Anneau détruit, une fois accompli le geste irréparable, un Frodo exténué déclare à son fidèle compagnon, "I'm glad to be with you, Samwise Gamgee... here, at the end of all things". Il montre ainsi qu'il n'y a pas de retour possible. Titus, au contraire, s'entend dire par sa mère "There is nowhere else (…) You will only tread a circle. There's no road, not a track, but it will lead you home. For everything comes to Gormenghast". Chez Tolkien, la coupure avec les jeunes années est définitive. Chez Peake, il n'est pas possible d'échapper aux fantômes de l'enfance.
Et cela explique toutes les différences majeures entre les deux trilogies. Tolkien essaie de donner forme tangible à ce monde qu'il regrette d'abandonner. Nostalgique d'un passé qu'il sait fantasmé, l'auteur du Seigneur des Anneaux s'emploie à le rendre tangible, en définissant avec un luxe inouï de détails sa géographie, son histoire, ses mythes, son anthropologie, son ethnologie et sa linguistique. Cet univers est complexe, mais finalement, il est aisé de s'y mouvoir. Les êtres qui le peuplent ont des comportements simples et des psychologies lisibles, le Bien et le Mal y sont aisément reconnaissables. Sorti des affres liées au pouvoir tentateur de l'Anneau et de Sauron, tout y est clair, tranché. En décrivant les Terres du Milieu, l'auteur livre clé-en-main un univers parallèle presque réaliste, que le jeu de rôle et le jeu vidéo ne manqueront pas de copier et d'investir, nourrissant un reproche aux airs de réflexe pavlovien, celui selon lequel tout cela encourageait l'escapisme, le refus de la réalité.
Chez Peake, au contraire, l'environnement est flou. Gormenghast a l'apparence vague et troublée du rêve, il a les contours mouvants mais infranchissables du cauchemar, des tourments qui agitent les tréfonds de l'inconscient. Les personnages y sont complexes, changeants et ambigus, au moins dans les deux premiers livres. Ils peuvent être à la fois monstrueux et attachants (Mr. Flay), indifférents et rassurants (la comtesse Gertrude), tordus et amicaux (le Docteur Prunesquallor). Ils sont ce monde réel difficile à comprendre et à appréhender pour l'enfant, ce monde d'autant plus inquiétant qu'il en est dépendant, ce monde qui l'effraie mais dont il aime pourtant se moquer.
Une nouvelle fois, insistons, il serait ridicule de limiter toute analyse de Gormenghast à un face-à-face avec Le Seigneur des Anneaux. Autant qu'à la fantasy, voire plus, il appartient au domaine de la comédie sociale et du roman gothique anglais. L'œuvre est ardue et imparfaite, mais elle est riche de nombreuses autres pistes de lecture. Si cependant, les deux trilogies doivent être considérées comme également fondatrices, c'est avant tout parce qu'elles proposent les deux versions possibles de ce genre littéraire, la fantasy, dont la grande ambition est de maintenir à flot ou de réinvestir le monde de l'enfance.
PS : pour la petite histoire, les mélomanes qui fréquentent habituellement ce blog sauront peut-être qu'il existe un opéra Gormenghast, écrit et mis en scène en 1998 par Irmin Schmidt de Can.
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