Moi je ne sais pas. Je ne suis qu'un lecteur du dimanche. Mais si un seul prix Goncourt a été mérité, c'est bien cette Vie devant Soi, concentré et aboutissement de toute l'oeuvre de Gary, dans le style, direct, dans le ton, tragi-comique, comme dans les thèmes.
Gallimard :: 1975 :: acheter ce livre
Moi, je ne sais pas. Je ne suis qu’un de ces lecteurs du dimanche qui trouvent leur compte dans de simples livres de poche disponibles partout. Je ne suis pas l’un de ces férus de littérature au fait de l’actualité et des arcanes du monde des livres. Mais j’ai toujours entendu dire de ceux qui le sont que les décisions du jury Goncourt étaient nulles et non avenues. Ceci dit, cela se conçoit. Que peuvent avoir à dire d’intéressant quelques mandarins de la République des Lettres, dont l’institution centenaire et par trop médiatique est dite tenue par les maisons d’édition ? En tant qu’adepte de musique, je fais aisément le parallèle entre ce petit comité et des Inrocks ou Rock’n’Folk, ces prescripteurs dont la pertinence et l’intérêt sont devenus quasi nuls, à moins d’avoir le bagage nécessaire pour savoir lire entre les lignes. Tout cela doit être du même ordre.
Ceci dit, on ne peut pas reprocher aux Goncourt d’avoir accordé par deux fois leur prix à Romain Gary, même s’ils ne l’ont pas fait exprès. Et surtout pas à cette Vie devant Soi, l’un des sommets d’une œuvre qui compte peu de passages à vide. D’abord, parce qu’avec ce livre tardif écrit sous le nom d’Emile Ajar, ce n’est plus un sujet particulier qui est traité, mais tous les thèmes possibles et imaginables : la pauvreté, les étrangers, les putes, les travelos, les Juifs, bref, tous les exclus. L’amitié, la fraternité, la solidarité, l’amour, la piété filiale ou le racisme leur contraire. La Shoah, aussi. Le sens de la vie. L’euthanasie et l’acharnement thérapeutique. Et puis surtout la sénilité, et cette grande hantise qu'était pour Gary le spectre de la dégradation physique et mentale.
Et tout cela, comme d’habitude, est traité sur le ton tragi-comique qui a été la marque de fabrique d’Ajar-Gary. Du tragi-comique, mais pas sur le mode du mélange des genres, coutumier par exemple des séries américaines, où une scène grave succède avec le plus grand naturel à une scène burlesque. Non, chez Gary, la même phrase est à la fois irrésistiblement comique, du genre à faire lâcher le livre des mains, et complètement glauque, morbide, désespérée, d’autant plus cafardeuse et pessimiste qu’elle est souvent terriblement vraie.
Pour parvenir à ce tour de force, l’écrivain a souvent mis en scène des êtres d’une franchise hors du commun, Cohn ou Lady L., par exemple. Et ici, il s'agit du petit Mohammed. Avec La Vie devant Soi, l’écrivain donne l’illustration éclatante que la vérité sort de la bouche des enfants. Ce jeune arabe, fils de pute au sens propre du terme, élevé par une vieille Juive bientôt grabataire, ne sait rien de la vie, mais il s’exprime beaucoup et mal. Aussi recycle-t-il tout un tas de mots, de formules et d’expressions toutes faites captées chez les adultes qu’il côtoie, il les utilise en permanence d’une façon inappropriée où transpirent ses illusions et sa méconnaissance du monde des adultes. Mais ce faisant, il déclame des vérités qu’aucune grande personne ne pourrait révéler, avec plus d’éloquence qu’un homme qui s’exprimerait de manière châtiée.
A travers cet autre alter ego (le docteur Katz prédit à cet enfant intelligent et hypersensible un destin d’écrivain, tiens donc...), à ce Gary du temps où il avait la vie devant lui, contrepoint parfait à cet autre lui-même qu’est la vieille Rosa, l'auteur livrait ses dernières pensées, toutes ensemble, tout d’un bloc, comme dans un testament, jusque dans cette défense du suicide qui émerge à de multiples reprises et avec force de ce roman, quelques années avant qu’il ne se donne la mort.
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