Pourquoi le Nouveau Monde, alors que Christophe Colomb l'a découvert, porte-t-il le prénom d’Amerigo Vespucci, un navigateur florentin dont la plupart des gens ignorent tout. Pourquoi, ne s’appelle-t-il pas plutôt la Colombie ? Par quel étrange concours de circonstance ces nouvelles terres ont-elles pris le nom d’un autre ? Telle est la question que se pose Stefan Zweig dans ce court essai historique, rédigé alors qu’il venait tout juste de s’installer là-bas, en Amérique. L'écrivain autrichien y répond en revenant sur la série d’erreurs, de falsifications et de hasards qui ont conduit à ce que tout un continent porte le nom de cet homme terne, de ce personnage secondaire de l’Histoire.

STEFAN ZWEIG - Amerigo, récit d'une erreur historique

Contrairement aux autres biographies écrites par Stefan Zweig, ce livre insiste peu sur la vie d'Amerigo Vespucci, il est vrai nettement moins palpitante et documentée que celle, par exemple, d’une Marie-Antoinette. Il ne parle que brièvement de la carrière du navigateur italien, à la toute fin du livre. Son récit porte plutôt sur le nom de ce continent, l'Amérique, et sur les aléas qui ont conduit à ce qu’il s’impose au XVIème siècle. Il relate aussi l’histoire d'après, cette bataille entre partisans et adversaires de Vespucci qui perdurera plusieurs siècles, les premiers reconnaissant en lui le premier homme à avoir compris qu'on avait découvert un nouveau monde, les seconds l’accusant d’être un usurpateur, un falsificateur, et d’avoir volé sa gloire à Christophe Colomb.

Stefan Zweig étant un écrivain, un littérateur, et non un historien, tout cela est raconté sur le mode du roman, de manière exaltante, pleine de suspense et de rebondissements. Souvent, une telle démarche expose l'auteur au risque de passer vite, et de faire de l’histoire à trop grands traits. Mais au contraire, ce livre est l'un de ceux qui expliquent le mieux à quel point il est impossible pour quiconque d’écrire l’histoire de manière anhistorique, que tout ce que l’on comprend d’une époque, que tout ce qu’on y trouve de signifiant, est obligatoirement conditionné par celle que l’on vit.

Les arguties entre partisans et opposants d'Amerigo Vespucci sont anachroniques. Comme Stefan Zweig le rappelle, la question de la rivalité entre Colomb et Vespucci ne se posait pas en leur temps, quand la découverte de l’Amérique était encore récente. Ceux-ci n’avaient pas mesuré encore son importance, ils ignoraient à quel point elle allait révolutionner le monde, le précipiter dans une nouvelle ère, redéfinir complètement les certitudes et les croyances de l’époque.

Ils ne connaissaient naturellement ni l’un ni l’autre le mot « Amérique », cause de ce combat, et Colomb ne se doutait pas que les îles, ni Vespucci les côtes du Brésil, cachaient derrière elles cet énorme continent. Hommes du même métier, tous deux favorisés par le sort, tous deux ignorants de leur gloire immense, ils se comprenaient mieux l’un l’autre que ne le comprirent la plupart de leurs biographes qui, médiocres psychologues, leur prêtèrent une conscience de leur exploit tout à fait impensable à l’époque (pp. 93-94)

Ce que Zweig met ainsi en exergue, ce sont les hasards qui font l'Histoire. C’est comment se distinguent ceux qui la font, de ceux dont le nom passe à la postérité. C'est ce qui sépare ceux qui accomplissent des actes capitaux, de ceux qui réalisent pleinement l’importance de ces actes. Ainsi, si le mérite d’avoir découvert l’Amérique revient bel et bien au seul Colomb, à Amerigo doit être attribué celui, non moins capital et décisif, d’avoir compris la vraie nature de ces terres inexplorées, d'avoir deviné qu'elles ouvraient un monde nouveau.

Cet unique mérite reste attaché à sa vie, à son nom. Car jamais un acte n’est décisif par lui-même ; ce qui compte, c’est la connaissance de cet acte, et ses conséquences. Celui qui le raconte et l’explique devient souvent plus important pour la postérité que celui qui en est l’auteur et, dans le jeu imprévisible des forces de l’Histoire, la plus légère impulsion peut produire les plus énormes effets. Celui qui attend de l’Histoire qu’elle soit juste exige plus qu’elle n’est d’humeur à donner : il arrive qu’elle attribue l’exploit et l’immortalité à l’homme simple, moyen, et rejette les meilleurs, les plus vaillants et les plus sages, dans les ténèbres de l’anonymat (p. 121).

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