Folio :: 1896 / 1992 :: acheter ce livre

On peut se livrer à une analyse littéraire approfondie de ce livre, comme le fait Jean-Paul Goujon dans la préface. On peut décortiquer le style esthète et sophistiqué de Louÿs, caractéristique du symbolisme, on peut gloser sur l'intrigue (pour aller vite, dans l'Egypte hellénisée du temps de César, une jolie courtisane demande à un bellâtre de commettre trois crimes pour gagner le droit de jouir de son corps), on peut s'en servir pour étudier la perception des temps antiques par les hommes de la Belle Epoque. La raison essentielle du succès du livre, cependant, tient à son érotisme. Il en est le cœur, le moteur et la fin.

Cet érotisme, bien sûr, a vieilli. Ou plus précisément, il porte les marques de la morale bourgeoise de l'époque : pas nécessairement pudibonde, mais pudique, biaisée, limite hypocrite. Loin du sexe cru et direct qui domine la pornographie d'aujourd'hui (ou des ouvrages scandaleux de Sade, Musset, Apollinaire, alors plus clandestins que ceux de Louÿs), l'érotisme d'Aphrodite est souvent indirect, allusif, métaphorique. Les scènes sont assez explicites, elles laissent peu de place à l'ambigüité, mais elles usent d'un langage fleuri et sophistiqué, voire précieux, symbolisme oblige, du genre :

Ton corps est souple comme une branche d'olivier, ta peau est douce comme l'eau en été, l'iris tourne autour de tes jambes et tu portes la fleur de lôtos comme Astarté la figue ouverte (p. 97).

En ce qui concerne le fond, en revanche, Louÿs y va franco. Triolisme, orgies, échangisme, saphisme, y ont la part belle, comme dans n'importe quel film X (presque) parfaitement accepté d'aujourd'hui. Mais l'auteur y intègre aussi sans réserve, des fantasmes pédophiles qui choqueraient de nos jours, voire un brin de sadisme et de morbide, par exemple quand Demetrios assassine la femme du grand prêtre en plein coït, en lui plongeant, avec son consentement, une épingle sous le sein. On a même échappé de peu à la zoophilie, l'auteur ayant finalement autocensuré une scène où des femmes s'accouplaient avec des boucs (toutefois incluse dans les notes de la présente édition).

Grande absente en revanche, l'homosexualité masculine, pourtant réputée commune dans le monde grec ancien. Cela est d'autant plus remarquable que son pendant féminin, elle, est massivement représentée dans le livre. C'est d'ailleurs, grâce à cela, à ses scènes lesbiennes, que le livre a su émoustiller tant de jeunes garçons. L'auteur se fend même d'un passage neuneu, où un philosophe glorifie le saphisme comme la seule forme d'amour purement humaine, car faite uniquement de baisers et de caresses, et dépourvue de cette pénétration brutale et sauvage qui ramène les hommes au rang de la bête.

La femme est, en vue de l'amour, un instrument accompli. Des pieds à la tête elle est faite uniquement, merveilleusement, pour l'amour. Elle seule sait aimer. Elle seule sait être aimée. Par conséquent : si un couple amoureux de compose de deux femmes, il est parfait ; s'il n'y en a qu'une seule, il est moitié moins bien ; s'il n'en a aucune, il est purement idiot (p. 152).

On connait ce point de vue, on sait que les ébats lesbiens sont le fantasme masculin ultime. Et de fait, malgré l'éloge de l'amour libre que Louÿs fait dans sa préface, malgré son invitation à sortir des limites que la Belle Epoque imposait, sinon aux pratiques sexuelles, tout du moins à leur publicité, malgré son plaidoyer pour ce qu'il imagine avoir été la sexualité des temps antiques, son point de vue reste celui d'un vrai mâle occidental.

Mâle, dans sa conception de l'autre sexe, proche de la femme-objet. Après tout, Chrysis, son héroïne est finalement punie pour avoir voulu être libre et dicter à un homme sa conduite, quand ce dernier, Demetrios, aussi criminel qu'elle, voire davantage, sort indemne de l'histoire. Par ailleurs, le livre est émaillé de passages qui sentent fort une misogynie d'époque et se défient de la femme quand elle menace de se faire castratrice :

Ce que vous voulez, dès que les seins vous poussent, ce n'est pas aimer ni être aimée, c'est lier un homme à vos chevilles, l'abaisser, lui ployer la tête et mettre vos sandales dessus. Alors vous pouvez, selon votre ambition, nous arracher l'épée, le ciseau ou le compas, briser tout ce qui vous dépasse, émasculer tout ce qui vous fait peur, prendre Héraclès par les naseaux et lui faire filer la laine ! Mais quand vous n'avez pu fléchir ni son front ni son caractère, vous adorez le poing qui vous bat, le genou qui vous terrasse, la bouche même qui vous insulte ! L'homme qui a refusé de baiser vos pieds nus, s'il vous viole, comble vos plaisirs (p. 267).

Occidental, aussi, dans cet érotisme qui place la silhouette des femmes au centre de l'érotisme. Dans les passages les plus torrides, en effet, il n'est question de que de tailles graciles, de peaux blêmes ou sombres et surtout, de seins. Seins petits, gros ou adolescents. Gorges blanches ou brunes. Poitrine voilée ou dénudée, tenue entre les mains de la belle, ou de son amant. Tétons timides ou dressés. Aréoles larges ou inexistantes. L'essentiel du regard se porte sur cette partie du corps féminin.

Aphrodite est un éternel de la littérature érotique et a su stimuler plusieurs générations de lecteurs, jusqu'à leur ouverture totale à la pornographie. Mais il est aussi, en fait, évidemment (quel ouvrage ne l'est pas ?), un pur produit de son époque. Sans surprise, un panorama, non pas des mœurs antiques dont il est question dans le sous-titre, mais des appétits sexuels de l'Europe bourgeoise et masculine de la Belle Epoque.