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GUY GAVRIEL KAY - Tigana

Fantasy

GUY GAVRIEL KAY - Tigana (Tigane)

Depuis une vingtaine d'années, la péninsule de la Palme est occupée par des armées étrangères. Deux sorciers rivaux, issus d'empires lointains, se la sont partagée. Tous ses habitants doivent maintenant ployer l'échine sous le joug des tyrans. Une province particulière, cependant, a souffert davantage que les autres : Tigana. Parce qu'elle a résisté vaillamment et tué le fils de l'envahisseur Brandin, celui-ci s'est vengé de manière implacable. Il a massacré ses habitants, rasé ses villes et, par l'un de ses sortilèges, il a effacé son nom de la mémoire collective. Une poignée d'individus, pourtant, se souviennent de la gloire passée de leur contrée perdue. Et ensemble, patiemment, ils mettent en branle un plan destiné à renverser les sorciers et à recouvrer leur nom et leur indépendance.

GUY GAVRIEL KAY - Tigana

Tigana (Tigane, dans sa version française, pour éviter la confusion avec un célèbre footballeur) est souvent considéré comme le meilleur roman de l'un des auteurs les plus prisés et inspirés dans le style fantasy, Guy Gavriel Kay. Ce dernier, un Canadien, avait autrefois entamé sa carrière de la meilleure des façons. Ami de la femme de Christopher Tolkien, il avait aidé ce dernier à publier le Silmarillon de son père. Il y a pire école, pire entrée en matière, pour un écrivain spécialisé dans ce genre. Son style et ses romans, cependant, n'ont pas grand-chose à voir avec l'œuvre du vénérable professeur anglais.

Tout d'abord, même si le monde de Kay est imaginaire, et que la magie y a sa place, il est beaucoup plus ancré dans l'histoire que dans la mythologie. Ses romans s'inspirent généralement d'une époque et d'un endroit précis de notre monde : la France médiévale, l'Espagne de la Reconquista, l'Empire Byzantin. Et, dans le cas de Tigana, c'est l'Italie de la Renaissance qui est évoquée avec ces provinces divisées et querelleuses, proies faciles pour des puissances étrangères, avec ces tyrans machiavéliques à la Borgia, avec ce mélange de raffinement extrême et de cruauté outrancière. Les noms eux-mêmes, ceux des héros, ceux des contrées, Corte, Chiara, Senzio, ont des sonorités italiennes.

L'histoire de cette péninsule désunie fait écho à la nôtre. En plus de l'Italie de la Renaissance, il y a aussi un peu de Grèce dans ce conte (la carte du pays évoque d'ailleurs le Péloponnèse, en inversé), celle du siècle de Périclès. Voire un peu d'Europe de la Guerre Froide, avec cette contrée fragmentée partagée par deux puissances, l'une, à l'Ouest, parfois compatissante et empathique, mais orgueilleuse, et l'autre, à l'Est, bureaucratique et implacable. Kay s'est d'ailleurs influencé ouvertement de l'URSS pour dépeindre le sorcier Alberico, sorte d'apparatchik ambitieux, froid, zélé et sans scrupule.

L'autre différence avec le modèle tolkenien, c'est qu'il n'est pas vraiment question de quête initiatique avec Kay, celui-ci ne cherche pas à raconter la sortie de l'enfance. Tout juste s'attache-t-il, via le personnage de Devin, le plus jeune des héros, à l'épisode d'après : la perte de l'innocence. Dans un monde où la realpolitik est la loi, les idéaux et les nobles sentiments des protagonistes sont constamment mis à mal par la nécessité : pour libérer sa province, le jeune prince Alessan se résout à asservir le mage Erlein, à en faire contre son grès un outil à sa cause ; plus tard, il déclenche une bataille apocalyptique pour parvenir à ses fins; pour protéger le secret du complot, la prude Catriana doit sacrifier sa virginité : choix similaire pour Dianora, qui entreprend de séduire le tyran Brandin pour venger la mort de son père, et qui s'éprendra finalement du puissant roi-sorcier ; quant au jeune Devin, il doit assassiner lâchement un homme pour compléter une partie du plan .

Il y a du sexe dans Tigana. Y compris de l'inceste, et de l'homosexualité, masculine et féminine. De la violence, aussi. Mais rien d'outrancier, rien de gratuit. Seulement de quoi nous ramener sur terre, de quoi nous dépeindre un univers réaliste, de quoi contraster avec les passages les plus oniriques du livre, et jouer habilement de ces contraires. Le roman ne fait que cela, confronter à un monde injuste et violent la sensibilité exacerbée des personnages qui, d'ailleurs, sont pour la plupart des artistes, poètes ou musiciens.

Evoquant parfois le théâtre classique, Kay aime confronter les idéaux de ses héros ultra-sensibles à la dure réalité, les placer devant des choix cornéliens. Alessan doit-il poursuivre son plan retord pour chasser le tyran, ou tenter une action d'éclat désespérée, vouée à l'échec, pour restaurer l'honneur de sa maison, comme l'en exhorte sa mère ? Dianora doit-elle tuer le tyran dont elle s'est éprise pour redonner vie à Tigana, ou chercher à influencer sa politique, afin qu'il offre des jours meilleurs aux habitants de la péninsule ?

La perte de l'innocence est l'un des thèmes de Tigana, donc, mais il n'est pas central. Le sujet clé, ici, c'est la mémoire. Kay lui-même le précise clairement dans une postface rédigée pour les dix ans du livre. En racontant la quête de quelques uns pour restaurer le souvenir d'un nom et d'une province perdus, il rappelle que l'identité se construit sur une histoire. Que sans cela, les choses disparaissent. Qu'être, c'est avoir un passé, comme l'ont compris ces bureaucrates communistes qui effaçaient des photos officielles des politiques assassinés ou tombés en disgrâce, ou ces autonomistes gallois qui s'efforcent de restaurer une langue que l'influence du voisin anglais a quasiment fait disparaitre.

Mais comme rien n'est tout blanc ou tout noir avec Kay, il souligne aussi les dangers de cette mémoire, son côté étouffant, quand elle vire à la plaie mal soignée : Tigana et la péninsule de la Palme souffrent autant du souvenir que de l'oubli, celui par exemple du meurtre du fils de Brandin, dont celui-ci ne parvient pas à faire le deuil, vingt ans après, enfermant le pays dans un cycle de vengeances sans fin ; celui d'une Catriana prête à tous les sacrifices, parce qu'elle a hérité d'une faute qui n'était pas la sienne mais celle de son père, qui avait refusé de se rendre au combat quand les tyrans avaient envahi la péninsule.

Voici ce que Kay a voulu faire : il a souhaité écrire une parabole sur notre monde, il a voulu traiter de thèmes qui l'agitent encore aujourd'hui. Il le dit même explicitement. La cote de ce livre vient sans doute de là. Il contre avec force et évidence les critiques souvent injustes dont souffre encore aujourd'hui la fantasy auprès d'une élite auto-proclamée et déconnectée : celle d'être un genre escapiste, cherchant à fuir les réalités de notre monde, à enfermer les gens dans un ailleurs plus simple et confortable. Si Tigana n'est pas tout à fait le chef d'oeuvre vanté par certains, la faute à des passages qui manquent de souffle, et à peut-être 200 pages de trop, c'est qu'il remplissait, avec ses références historiques, ses thèmes d'actualité, ses personnages attachants, son absence de manichéisme, ses passages littéraires et contemplatifs, tous les critères de la respectabilité.

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