C'est un effet pervers que ne devraient pas manquer de dénoncer les pourfendeurs habituels de l'impérialisme américain : l'invasion du Vieux Continent par les sous-cultures anglo-saxonnes, musicales, littéraires ou autres, dans l'Après-Guerre, a parfois éradiqué leurs équivalents européens. On en a perdu jusqu'au souvenir. Ainsi en a-t-il été de la science-fiction. Celle-ci est souvent perçue comme un pur produit la littérature populaire américaine. Tout juste reconnait-on à Jules Verne, ou au Maupassant du Horla, un rôle de précurseurs. Son nom même est anglais. Et pourtant, au début du XXème siècle, il y eut en France un roman scientifique (tel était alors son nom) riche et productif, dont Le Formidable Evénement un livre méconnu de Maurice Leblanc, l'auteur d'Arsène Lupin, est un bon exemple.
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Ce livre nous raconte, donc, un formidable événement : le soulèvement, à la suite de tremblements de terre, des fonds de la Mer de la Manche, grâce auquel l'Angleterre se retrouve soudainement reliée au continent. Dans une ambiance de film catastrophe, il en décrit les conséquences politiques et sociales : l'anarchie quand le phénomène se produit ; l'excitation populaire et médiatique qui le suit ; l'invasion par des pillards des nouvelles terres émergées, à la recherche de trésors dans les innombrables épaves ramenées à la surface ; l'instauration d'un ordre social violent sous l'égide de bandits avides et sans vergogne ; l'intervention d'Etats à couteaux tirés, par l'intermédiaire de leurs armées respectives.
Le Formidable Evénement décrit tout cela, mais il est aussi un roman de son temps, pas franchement différent des histoires racontées à la même époque dans les pulp magazines américains. La prospective et la spéculation scientifique y sont encore légères. La science et les bouleversements sociaux ne sont pas vraiment le cœur de l'ouvrage, ils ne sont qu'un prétexte au merveilleux, l'arrière-plan exotique d'un roman d'aventure somme toute très banal.
L'intrigue, en effet, n'est rien d'autre que triviale. On suit les aventures de Simon Dubosc à travers les nouvelles terres, et sa tentative pour délivrer sa fiancée des griffes de vilains hors-la-loi, façons captive du désert. Le roman ne nous raconte rien d'autre qu'un western, relocalisé dans la vieille Europe. Il y a des meurtres à coup de poignard, des courses-poursuites à cheval, des fusillades, l'irruption d'une cavalerie à la rescousse, et même - Leblanc a réussi ce tour de passe-passe - la présence de mystérieux Amérindiens. Et à la fin, le gentil est récompensé, et les méchants, qui étaient vraiment très méchants, sont châtiés.
Autre similitude avec les pulp magazines, les traits de super-héros dont l'auteur affuble Simon Dubosc. Dans ce cours roman, le personnage principal se présente en effet comme un surhomme immaculé : il traverse la Manche à pied en un jour, il arrache sa fiancée des griffes des pillards, il résiste à la tentation d'une belle étrangère, il empêche à lui seul une guerre entre la France et l'Angleterre, et il est nommé à la tête des nouvelles terres émergées.
Il s'agit donc bien de la même littérature populaire, de la même science-fiction que celle qui sévissait à la même époque, dans les années 20, aux Etats-Unis, avant que le genre n'entre dans sa période classique et dans son âge adulte, vers le milieu du XXème siècle. Il y a pourtant une différence, notable, majeure, décisive : le contexte purement européen.
Il est rare, en effet, que de tels romans aient pour cadre nos vieilles nations ; qu'une aventure fantastique ait lieu à Dieppe, à Hastings, et au pied des falaises du Pays de Caux ; qu'elle rende compte des rigidités de classes de la société britannique ; que le personnage de référence soit Guillaume le Conquérant ; qu'une telle histoire soit imprégnée par l'anglophilie de son auteur, par son attachement à la terre normande, et par son fédéralisme européen. Le cadre, le contexte, précisément parce qu'ils sont familiers aux Français, rendent délicieusement exotique cette histoire de science-fiction, par ailleurs surannée et désuette.
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