Orion Books / Folio :: 1983 :: georgerrmartin.com
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Un élément seul rattache ce livre au genre auquel son auteur est usuellement associé : ses allusions à Tolkien, via le nom et l'imagerie du groupe qui est au coeur de l'intrigue, les Nazgûl. Ses fans sont les orques, son logo est l'œil de Sauron, et son chanteur, Patrick Hobbins, est surnommé Hobbit (en fait un albinos, son aspect évoquerait plutôt Elric le Nécromancien…). Cependant, si les clins d'oeil à Tolkien sont si nombreux, c'est aussi que le professeur anglais avait été une grosse référence sur les campus américains des années 60 et chez les adeptes de la contre-culture, au sein de tout ce petit monde que Martin s'efforce de nous décrire ici, mais quinze ans après les faits.

Le roman, en effet, nous conte les pérégrinations d'un ancien hippy, Sandy Blair, devenu écrivain. Après le meurtre énigmatique de l'ancien manager des Nazgûl, un groupe qui aurait été l'égal des Beatles ou des Doors (on pense aussi beaucoup à Led Zeppelin) au tournant des années 60 et 70, le héros du livre est commissionné par le patron d'un magazine pour écrire un article sur le sujet. Pour Blair, cette pige est l'occasion de revenir vers son passé. Traversant les Etats-Unis de part en part, il interviewe les anciens membres du groupe ; ses survivants, en tout cas, Hobbins / Hobbit ayant été assassiné en 1971. Il en profite aussi pour retrouver ses compagnons de ces années là. Et ce faisant, c'est toute une galerie de portraits psychologiques assez fins et nuancés qui nous est dressée, dans le plus pur style de Martin, ce dernier nous présentant toutes les évolutions envisageables pour d'anciens hippies.

L'un de ces proches est devenu un publicitaire cynique, un autre un professeur d'université iconoclaste, et le dernier a été littéralement détruit par un père réactionnaire. Une ancienne amante vit d'expédients et de petits boulots, quand l'autre s'est retirée du monde, continuant à vivre le rêve hippy dans une communauté New Age. Du côté des Nazgûl, le guitariste, un junkie, écume des salles minables avec un nouveau groupe, tandis que le batteur s'est reconverti dans l'industrie de la musique en organisant des concerts, et que le bassiste, par ailleurs le songwriter de la bande, et donc le premier bénéficiaire des royalties, mène une existence de rentier au sein de sa famille.

Quelque chose, toutefois, unit encore tous ces gens. Qu'ils l'admettent ou pas, qu'ils le surmontent ou qu'ils se laissent submerger par lui, ils sont tous travaillés par un sentiment commun : une immense nostalgie, le regret d'une jeunesse perdue. Aussi plusieurs, dont Blair lui-même, vont-ils vouloir ressusciter cette époque et remettre les Nazgûl sur les rails, afin de susciter les mêmes sentiments qu'autrefois, et de réveiller avec leur musique la fibre contestataire des Américains, endormie depuis qu'ont pris fin les années 60. Les choses, cependant, étaient programmées pour prendre un tour funeste...

L'histoire, donc, se montre bien différente de ce qui, plus tard, a fait de Martin une célébrité. Et pourtant, dès ce livre du début des années 80, on retrouve quelques unes des caractéristiques fondamentales de l'auteur. Tout d'abord, sa capacité à mélanger avec réussite des éléments issus de plusieurs types de littérature : policier (le fil conducteur du roman est une enquête sur le meurtre du manager des Nazgûl), fantastique (au cœur de l'intrigue, figure un projet d'essence sataniste), et dans une veine plus classique, plus étrangère à la littérature de genre, portraits psychologiques (ceux d'anciens hippies auquel se résume, pour une bonne part, la première moitié du bouquin).

George R. R. Martin ne s'interdit pas les artifices de la littérature d'action, mais sa préoccupation principale, ce sont les grands sujets. Pour l'essentiel, en effet, The Armageddon Rag est une réflexion sur la fuite du temps. Comme ailleurs, aussi, l'écrivain prend un violent recul avec tout ce qui pourrait se rapprocher du manichéisme. Sandy Blair, notamment, s'interroge sur la justesse de ses idéaux. En tant qu'hippy, représentait-il le Bien, ou le Mal ? Si d'aventure nous étions le Mal, le saurions-nous, en aurions-nous conscience ? Ces questions sont au centre même du livre, elles déterminent son intrigue.

He saw them all. The young Guardmen at Kent State faced off against the SLA. The soldiers at My Lai danced with the Alfies. The well-dressed Gentlemen from Dow Chemical who made their nice profit from napalm deplored the actions of the ragged scum who burned down the ghettos during the blackouts. The pushers, the assassins, the slumlords, all the faceless little men and women who thought that good and evil didn't apply to them, the ones who were just getting by, the ones who read their Bible and did the work of the Lord, the ones who had to be practical, the ones who took orders, who only worked here, who were just carrying out company policy. And their reflections, their opposites, the ones who lived for a cause and died for a cause and killed for a cause, who were blind to the grey of human soul and the red of human blood. Once Sandy had been able to tell them apart, the good guys and the bad guys; now they all looked alike to him (p. 198).

Il n'y a ni Bien ni Mal. Les hommes sont tous gris, ils ont tous le sang rouge. Voici une morale qui pourrait tout aussi bien être celle d'A Song of Ice and Fire. Ainsi donc, quand Martin parle de hippies et de rock'n'roll, il reste Martin. La seule exception, peut-être, est dans l'intrigue. On n'y trouve encore aucun des coups d'éclat et des incroyables rebondissements qui lui vaudront le succès. Elle n'est pas toujours bien ficelée ; à une première partie admirable, celle où Blair part à la redécouverte de son passé, succède une autre où l'action et les éléments fantastiques sont plus présents, mais parfois un peu trop prévisibles. Ce seont là les seuls bémols, pour cet extrait d'une bibliographie qui, de manière générale, mérite de s'y plonger intégralement.