On le sait maintenant : la noirceur des temps médiévaux a été exagérée. Leur réputation exécrable n'est pas justifiée. Le Moyen Âge, en effet, n'a sans doute pas été l'époque de violence et d'abus que l'on a dépeinte. En tout cas pas seulement, pas tout à fait, et pas plus que les autres. Plusieurs historiens se sont employés, ces dernières décennies, à dissiper ou à nuancer cette légende noire, à prouver que ce moment a été autre chose qu'une longue nuit. Et Jacques Heers a été l'un d'eux. Il est même allé plus loin que tout autre avec ce livre, Le Moyen Âge, une imposture, une charge violente et passionnée contre les erreurs et clichés qui ont pollué l'étude et la représentation de cette époque. "Tout est à revoir, tout est faux", ne cesse-t-il de répéter, tout au long de cet exposé passionné.

JACQUES HEERS - Le Moyen Âge, une imposture

L'historien n'y va pas avec le dos de la cuillère. Il ne se contente pas de contester telle idée reçue, ou tel stéréotype. Il commence, d'entrée, par affirmer que le Moyen Âge n'a pas existé. Il rappelle qu'il n'est qu'une commodité historiographique, une convention, reposant sur un découpage arbitraire de l'Histoire. Au fond rien n'unit vraiment les dix siècles que cette période recouvre. L'homme du Haut Moyen Âge est plus proche de celui de l'Antiquité, que de celui du Moyen Âge tardif ; lequel n'est sans doute pas très différent de celui de la Renaissance. Considérer cette longue période comme un tout, reposant sur des structures politiques, culturelles et socio-économiques spécifiques, qui la distinguerait radicalement des autres moments de l'Histoire, est totalement déraisonnable et infondé.

L'historien s'en prend ensuite aux sources du mal, cherchant dans le passé les origines de la légende noire du Moyen Âge. Et il désigne plusieurs coupables : les auteurs de la pré-Renaissance, qui ont exalté l'Antiquité dans un objectif politique, celui de pousser l'avantage de Rome et de la papauté, au cours de la compétition sauvage à laquelle se sont longtemps livrées les villes italiennes ; les centralisateurs français, autant monarchistes que républicains, qui ont cherché à discréditer l'agencement complexe des intérêts et des féodalités qui s'opposaient à la consolidation d'un Etat fort et autoritaire ; les postrévolutionnaires, qui ont voulu consolider leur puissance et instaurer un nouvel ordre en jetant l'opprobre sur celui d'avant ; les marxistes, qui ont cherché à plier les faits à leur interprétation de l'Histoire, laquelle se résume selon eux à une succession de systèmes socio-économiques.

Revenant aux sources, épluchant les divers écrits ou manuels portant sur le Moyen Âge diffusés autrefois (ou même encore à notre époque), Jacques Heers montre comment ces gens ont brodé, comment ils ont forcé le trait, comment ils n'ont retenu que les documents, les faits et les témoignages qui servaient leurs projets politiques ou qui se conformaient à leur vision préétablie du monde. Il dénonce les véritables actions de propagande qui auraient été menées contre le Moyen Âge, comme celle entreprise par l'école laïque aux grandes heures de la Troisième République. Il décèle les malhonnêtetés, les préjugés, les idées préconçues, les autocensures et les erreurs jamais corrigées, qui ensemble ont faussé le regard sur le monde médiéval, chez les historiens comme auprès du public.

Il faut avouer et admettre que la "création" historique ressortit d'un processus complexe, soumis à nombre d'aléas et d'influences. Elle s'affirme rarement libre mais au contraire marquée par le "climat" politique et social, par les curiosités et les préoccupations du temps, ou, parfois, outrageusement volontariste au service d'une idéologie, d'une cause supportée avec l'enthousiasme des néophytes, ou encore, la "roublardise" des séducteurs professionnels de la pensée (p. 326).

Jacques Heers, cependant, ne fait pas que dénoncer. Il démontre, aussi. Dans la dernière partie de son ouvrage, il s'attaque à chaque cliché qui domine encore la vision collective sur le Moyen Âge. Le système féodal avec le seigneur qui règne sur ses serfs et son village ? Un modèle parmi d'autres, dans ce temps médiéval divers, où le noble était avant tout un administrateur, bien souvent, plutôt qu'un petit dictateur porté sur les jeux guerriers. Les campagnes considérées comme arriérés, alors que le monde libéral commençait à naître dans les villes ? Au contraire, il y eut très tôt des signes avant-coureurs du capitalisme dans les territoires ruraux. Et dans les espaces urbains, au contraire, l'arbitraire et la violence régnaient plus souvent que la liberté. L'Eglise intolérante et fanatique, qui pourchassait et persécutait toutes sortes d'hérétiques ? En vérité, la religion n'a été qu'un prétexte au service d'intérêts politiques et séculiers, comme dans la lutte contre les Cathares. L'usure comme un interdit radical, réservé aux seuls Juifs ? On a voulu le croire, mais bien des Chrétiens s'y sont livrés, et les Juifs ou Lombards associés au métier de banquier n'étaient que des intermédiaires pour une population qui savait jouer le jeu du prêt et de l'intérêt.

Heers pointe aussi un travers : l'interprétation de documents d'une autre époque selon les normes actuelles. On a beaucoup critiqué, par exemple, le poids fiscal qui pesait sur les gens du peuple au Moyen Âge. Mais on a oublié qu'il n'existait alors pas d'Etat centralisé bureaucratique et efficace, en mesure de percevoir les impôts. Au contraire, la multiplication des taxes soulignait plutôt leur inefficacité. Les contribuables de l'époque trouvant maints et maints expédients pour ne pas les régler, les autorités cherchaient sans cesse de nouvelles raisons de les ponctionner.

Cette pression fiscale, l'auteur la compare à celle de notre époque, faite de toutes sortes d'impôts et de péages, et pourtant grosso modo acceptée. Il en fait de même quand il parle de l'usure, de ces gens capables de s'endetter de manière déraisonnable, et de ces banquiers sans scrupule, pour lesquels tout est bon, tant qu'on fait fructifier son argent. Il le fait encore quand il dresse un parallèle entre le culte des reliques, et ces gens capables de dépenser des sommes déraisonnables pour récupérer les biens de telle star du sport ou de la musique. Sommes-nous sûrs, au fond, que les folies que l'on reproche au Moyen Âge n'existent pas encore aujourd'hui, sous une autre forme ?

L'exposé de Jacques Heers est d'autant plus plaisant à lire que l'historien le partage avec force, passion et conviction. Il semble livrer ici le combat de sa vie, et son texte n'est donc jamais ni terne, ni aride. Cela est même d'ailleurs la limite du livre. Souvent, l'auteur prend le ton péremptoire qu'il reproche à ses adversaires. Il accuse ces derniers d'avoir pris dans la documentation historique les faits qui arrangeaient leurs présupposés idéologiques, mais lui aussi s'engage dans la citation d'événements dont on ignore à quel degré ils ont été significatifs. Par exemple, pour réhabiliter les campagnes contre les villes, il brosse de ces dernières un portrait avec toutes les horreurs et sauvageries dont on a accusé le Moyen Âge. Pour un peu, il en irait à l'encontre de sa propre thèse.

Une lecture de la biographie de Jacques Heers sur Wikipedia nous apprend qu'il était un habitué de Radio Courtoisie, ce qui n'est pas surprenant vu ses charges contre la propagande républicaine ou contre les marxistes. Ne nous lançons pas dans une chasse aux sorcières : rien ne dit que l'auteur, désormais décédé, ait partagé tout le corpus idéologique de la radio réactionnaire. Et quand bien même cela aurait été le cas, ce corpus a droit de cité, il a sa pierre à apporter au débat public. Seulement, puisque Jacques Heers lui-même nous rappelle que l'histoire n'est jamais neutre, qu'elle dépend des présupposés idéologiques et des fins propagandistes des gens qui l'écrivent, il ne sera pas interdit, sans rien renier de ses apports et de ses éclairages, de s'interroger sur les siens propres.

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