Depuis de nombreuses années, retiré sur une île au bout du monde, Maître Fang prépare son disciple, Yraë, l'Oiseau de Feu. Le devin a initié le garçon aux arts de la magie et du combat. Il lui a enseigné la méditation et une forme de discipline qui se manifeste par un mutisme parfait, et tout cela dans un seul but : qu'il mène à bien une mission périlleuse, dont dépendra la survie de la planète Oquä Orah. Et voilà maintenant, pour les deux hommes, que le temps est venu d'accomplir cette destinée, et avant cela de traverser le monde de part en part, d'affronter ses périls avec des compagnons trouvés en route, et une poignée de puissants et mystérieux ennemis aux trousses.
Le souffle du Cerbère use de motifs habituels en fantasy : un duo maître-élève, une quête dont dépend le sort du monde, accomplie par une communauté de héros aux parcours divers et aux motivations distinctes, une intrigue prenant place dans un univers au lourd passé que l'on découvre au fil des pages, une construction en crescendo aboutissant à une série de confrontations finales, de combats mortels où se mêlent armes blanches et sortilèges. Ce premier roman du Montréalais Yves Narbonne, pourtant, se distingue par un certain nombre de qualités propres.
La première, celle qui marque le plus, c'est que cet écrivain est avant tout, dans la typologie des auteurs de fantasy, un créateur de mondes. Il nous fait traverser plusieurs des paysages d'Oquä Orah, il nous présente nombre de ses peuples. Par terre, air ou mer, on voyage de l'Île de Mah à la Cité-Pilier d'Oteldé, puis à Trydacta chez les Sosies, et à la Nécropole des Disparus, avant de parvenir à Mu'Rane, le centre de la civilisation disparue des Mnars. A chaque fois, la description est évocatrice. L'auteur a le mérite, plutôt que de s'inspirer trop d'un lieu, d'un temps ou d'une société de notre Terre, de digérer et de mêler ses influences de manière subtile et syncrétique. On trouvera évoquées ici et là, l'antiquité grecque ou mésopotamienne, le Moyen-Âge européen, les Iles du Pacifique, le Japon médiéval, les tribus nomades d'Asie, ou la civilisation perdues des Mayas, dans un tout original mais consistant.
Avec Narbonne, qui mêle sa fantasy d'éléments science-fiction, la notion de "littérature de l'imaginaire" prend tout son sens. Mais l'auteur a d'autres qualités, notamment sa façon de gérer l'intrigue. Il sait jouer du mystère. Il dose ses révélations avec talent. S'il garde l'essentiel pour la fin, il révèle toutefois quelques secrets au cours du récit. Il les distille pour émoustiller son lecteur, pour le tenir en haleine. C'est ainsi qu'on apprend, peu à peu, quelle est la nature de la quête cruciale dans laquelle Nuidir Fang et Yraë l'Oiseau de Feu se sont engagés. On découvre aussi quelle est l'identité réelle, ainsi que le passé trouble, du premier. Et en sus, celui du monde d'Oquä Orah tout entier.
Un autre trait du roman, est son tour légèrement rétro. A une époque où la fantasy se fait de plus en plus noire, crue et réaliste, Le souffle du Cerbère détonne par son style un brin précieux, marqué par un vocabulaire riche, parfois inattendu, voire désuet. Il se démarque aussi par la nature sage, policée, presque pudique, de ses personnages, et par son goût pour les bons sentiments, l'amour entre Yraë et Synn par exemple, ou la magnanimité de Maître Fang. Chez lui, tous les protagonistes ou presque ont un bon fond. On trouve dans son roman, par exemple, une voleuse sentimentale et un génocidaire bienveillant. Les combats finaux d'Yraë le mettent aux prises avec des adversaires qu'il sait ou qu'il devine bons. Même cet ennemi qui les file tout au long de l'histoire, ce samouraï redoutable, secondé par d'inquiétantes goules, est mu par des motivations légitimes, et sait se montrer chevaleresque.
L'auteur, certes, ne donne pas dans la littérature pour enfants. Il y a trop de morts et de violence, trop de constats dégoûtés sur la nature humaine, comme l'illustre cet épisode, saisissant, où les héros survolent impuissants une ville assiégée, et livrée à la cruauté des hommes. Le souffle du Cerbère n'est pas manichéen, bien au contraire. Et en cela, il est en phase avec la fantasy contemporaine. Mais alors que cette dernière aime à mettre en scène des héros imparfaits, ambigus et animés d'intentions troubles, Yves Narbonne prend le chemin inverse. Son point de vue nuancé sur les hommes s'accompagne de légèreté, d'une certaine confiance et d'un relatif optimisme.
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