Harper Voyager / Bragelonne :: 2015 :: joeabercrombie.com
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Le grand manipulateur prend ici le visage de Father Yarvi, qui rappelle un autre personnage de Joe Abercrombie, le mage Bayaz, issu de la première épopée écrite par l'Anglais, The First Law. Voici encore un homme qui n'hésite pas à outrepasser le commandement le plus absolu de l'ordre auquel il appartient, pour satisfaire sa soif de pouvoir. A nouveau, voici un héros présenté à l'origine sous un jour favorable, comme un être bienveillant, comme le protecteur des autres protagonistes, mais qui, avec le temps, se révèle saisi de la folie des grandeurs. Le choc, cette fois, est d'autant plus marqué que Yarvi avait été le narrateur du premier tome ; qu'on l'avait aimé, qu'on s'était identifié à lui, qu'on avait fait nôtres ses désirs et ses souffrances.
Mais Abercombie, c'est une constante chez lui, aime nous montrer les écarts abyssaux qui séparent la façon dont les gens sont perçus, par eux-mêmes, ou par les autres. Ces écarts, on les retrouve d'ailleurs chez les héros de ce nouveau tome. Le tout premier ne nous en proposait qu'un seul, Yarvi ; le second, deux autres, Brand et Thorn ; et le troisième, donc, trois, dont la princesse Skara, qui se voit comme une adolescente frêle et vulnérable, en proie aux doutes comme aux tentations de la chair, mais qui se révèle aux yeux du monde comme une reine d'exception. Comme la seule, en fait, à être capable de déjouer les manigances et de s'émanciper de l'emprise de Yarvi.
Les deux autres narrateurs, le brutal Raith, et Koll, le disciple de Yarvi, qui représentent chacune des deux nations alliées à Skara, vont aussi se révéler différents de l'image qu'ils (et la société) s'étaient faits d'eux mêmes. Ils vont peu à peu découvrir leur vraie nature, leurs véritables aspirations. Les livres de la série Shattered Sea rappelons-le, diffèrent des autres Abercrombie en ce qu'ils se destinent à un public adolescent. Rien de plus logique, en conséquence, qu'ils prennent la forme du roman d'apprentissage. Qu'ils racontent à chaque fois, à travers les aventures de chacun des six héros, l'histoire d'une jeune personne qui se découvre, en entrant dans l'âge adulte.
Cette orientation vers un jeune public affadit Half a War, aux yeux du lecteur adulte. On pourrait facilement ironiser sur le titre des romans de la série, commencés tous par le mot "half", en disant qu'on n'y trouve qu'une moitié du talent d'Abercrombie. L'intrigue, en effet, peine à prendre aux tripes. Elle est linéaire, et son dénouement n'a rien de saisissant. La seule surprise, c'est que la victoire arrive si tôt, si aisément, sans grands rebondissements. Même les révélations finales sont prévisibles. Tout juste l'auteur a-t-il le bon goût de ne jamais révéler ouvertement que le monde où l'histoire se déroule est le nôtre, qu'il est un futur post-apocalyptique où les hommes sont revenus aux temps médiévaux. Il n'est jamais dit explicitement que la Shattered Sea est, en fait, la mer Baltique. L'auteur nous a laissé le soin de le deviner, au fil des livres.
En choisissant cette fois de s'adresser aux adolescents, l'Anglais a perdu quelques unes de ses qualités. Mais il a aussi corrigé son seul défaut : celui d'être bien trop de son époque ; d'être trop averti et trop cynique pour croire aux idéaux, mais assez naïf pour s'enticher de thèmes conspirationnistes et pour mettre en scène une poignée d'élus capables de diriger le monde. Avec cette saga, on s'éloigne de cela, on retrouve de la mesure. Ses personnages, sont plus sympathiques, fragiles et abordables. Par exemple, s'il ressemble au mégalomane Bayaz, Yarvi est plus humain. Parfois, faisant mentir son air autosatisfait, il fend l'armure, il expose des états d'âmes. Il est, avant tout, un être tourmenté, quelqu'un qui a souffert, physiquement et moralement.
Suite de romans d'apprentissage pour leurs héros, comme pour leurs jeunes lecteurs, les livres de Shattered Sea en sont aussi pour Abercrombie, que l'on retrouve moins sale ici, moins truculent, mais plus avenant et plus sage.
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