TOR Fantasy / Le Livre de Poche :: 2010 / 2015
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Ce dernier avait non seulement offert une fin à La Roue du Temps. Il lui avait aussi conféré du rythme, à un moment où l'histoire s'enlisait. En continuant le récit de Jordan, Sanderson lui avait redonné vie. Avec The Way of Kings, cependant, c'est tout le contraire. Ce livre a beau faire près de 1300 pages, il ne s'y passe pas grand-chose. Nous y suivons quatre héros, dont les deux principaux ne cessent de piétiner dans un décor de plateaux et de crevasses. Ils ne font que tourner en rond, dans cet endroit où se déroule une guerre sans fin, en s'interrogeant sur la suite à donner à leur existence. Tout ne se résout qu'à la toute fin, dans les 50 ou 100 dernières pages, quand l'action s'accélère enfin, et que, dans une suite de chapitres beaucoup plus courts et rapides que les précédents, se succèdent révélations et coups de théâtre.
Sanderson livre une œuvre en phase avec une bonne partie de la fantasy contemporaine : il joue de la longueur, afin d'amplifier les vertus immersives de son récit ; il génère de la frustration chez le lecteur, pour que l'apothéose n'en soit que plus intense. En cela, il appartient à la même école qu'une Robin Hobb ou qu'un Patrick Rothfuss. Il use des mêmes artifices. Mais il n'a pas leur talent pour la psychologie. Ses personnages sont peu subtils. Les deux principaux, l'esclave Kaladin et le noble Dalinar, malgré leurs sempiternelles interrogations et leur nature dépressive, sont des surhommes sans peur et sans reproche, de vrais héros immaculés à l'honneur irréprochable, comme la fantasy actuelle n'ose même plus en mettre en scène. Ce sont des êtres à la morale impeccable, mais falots. Ils paraissent un peu niais, voire butés, et plutôt lents à la détente, pour des hommes supposés être des leaders nés.
Le talent de Sanderson, en fait, se niche ailleurs. La raison pour laquelle The Way of Kings est malgré tout un bon livre, et qu'il se lit sans peine en dépit de ses longueurs, c'est que son auteur excelle dans une compétence capitale chez les écrivains de fantasy : celle de créateur de monde. Ce ne sont pas tant les personnages qui importent ici. Leur mode de pensée est banal. Il est celui d'hommes contemporains, de braves citoyens américains, que l'on aurait précipité dans un monde parallèle (on les voit, par exemple, user de notions issues de la psychanalyse, ce qui est un peu cocasse de la part d'individus évoluant dans un contexte de type médiéval). Le véritable héros, en fait, c'est le monde de Roshar, que l'auteur s'emploie à nous révéler peu à peu, géographiquement comme historiquement, à mesure que son récit avance.
De la même façon que la qualité d'un roman policier, au-delà de l'originalité de son contexte, de son style et de ses protagonistes, repose le plus souvent sur la subtilité de l'intrigue, la qualité de cette fantasy là repose sur la cohérence de son monde, et sur la découverte des ressorts plus ou moins complexes qui l'animent. Son histoire, son ethnographie, sa géopolitique, sa cosmogonie, sa cosmologie, son écologie et son système de magie : tout doit nous être révélé peu à peu. A la manière d'un puzzle, des pièces désordonnées et sans lien apparent doivent pouvoir s'agencer en un tout cohérent. C'est dans la révélation de ce tout que le lecteur de fantasy puisera son plaisir, tout comme l'adepte de polar trouvera le sien dans la résolution d'une énigme.
Quelle est la signification de ces tempêtes dantesques, au rythme desquelles vit le monde de Roshar ? Le Tout-Puissant, divinité à l'origine de cet univers, existe-t-il ? Et si oui, comme se manifeste-t-il ? Qui donc sont les Heralds et les voidbringers, ces héros et ces créatures maléfiques du passé, qui pourraient bien resurgir ? Quel est le rapport entre les parshendi et les parshmen, deux races d'apparence semblable, mais dont l'une est faite de farouches guerriers, tandis que l'autre se complait dans la servitude ? Pourquoi les premiers ont-ils commandité le meurtre du souverain du royaume d'Alethkar, au moment même où ils signaient avec lui un traité de paix ? Qui donc emploie maintenant Szeth-son-son-Vallano, son assassin, et pourquoi souhaite-t-il se débarrasser grâce à lui de tous les monarques de Roshar ? Quels sont donc les passés des différents parias, chargés des basses-œuvres sur le front, dont s'entoure le principal héros de l'histoire, Kaladin ? Quel jeu trouble joue donc l'intrigant Sadeas, l'ancien ami et le rival de Dalinar ?
C'est par ces questions que Sanderson nous tient, malgré tout, en haleine. Voici donc les mystères (ou plutôt quelques uns, parmi d'autres) auquel The Way of Kings nous confronte, et qu'il propose de révéler au lecteur au cours de ses 1300 pages, voire dans l'une des suites de cette saga fleuve.