L'une des attractions les plus connues des Parcs Disney est It's a Small World. Sur une musique entêtante, celle-ci met en scène toute une série d'automates censés représenter les peuples du monde. Bien installé à bord d'une embarcation, le visiteur voit défiler toute une panoplie de personnages aux couleurs de peau et vêtements distincts. D'un continent à l'autre, ceux-ci vaquent à leurs occupations propres, dans des paysages bariolés et contrastés. Charmant, irrésistible même, le spectacle voudrait démontrer ainsi la diversité du monde. Mais en fait, c'est un autre message qu'il nous adresse : pendant que ces poupées animées nous renvoient toutes un sourire identique, la chanson, multilingue, nous affirme en anglais que nous avons tous l'essentiel en partage. Et, en français que nous avons tous la même vie.
TOR Fantasy / Le Livre de Poche :: 2014 / 2017
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C'est en fait une vision très américaine de l'altérité et des différences culturelles que Disney nous présente avec ce joli spectacle. C'est un idéal (consumériste et capitaliste, diront les critiques habituels de l'Amérique), celui d'une société globale où les différences ne seraient qu'affaire d'apparences et de folklore, où les représentations conflictuelles du monde, où les projets antagonistes, n'auraient en fait rien de vraiment fondé. Or, en lisant Words of Radiance, ou plus généralement le cycle The Stormlight Archive, dont ce livre est le deuxième volet, on a parfois l'impression que le monde de Roshar, qui est le cadre de l'intrigue, est exactement le même que ce Small World.
L'auteur, Brandon Sanderson, décrit avec abondance les caractéristiques qui séparent les peuples qui habitent l'endroit : leurs traits physiques, tout d'abord (peau blanche ou brune, couleur de cheveux, formes singulières des sourcils et des yeux), mais aussi leurs us culturels et alimentaires, leurs tics de langage, leurs éthiques, leurs rapports au corps (des femmes se promènent seins nus dans un pays, quand d'autres ailleurs pensent qu'il est obscène de montrer sa main gauche). C'est un zoo, où est exhibé un immense bestiaire d'êtres humains (ou humanoïdes, comme ces parshmen qui, à la manière de certains insectes, adaptent la forme de leur corps à leur fonction sociale).
Ces différences, cependant, sont superficielles. A bien y regarder, tous ces gens sont en fait des variantes du citoyen occidental contemporain. Alors que la fantasy est, pour certains auteurs, une façon de s'interroger sur l'homme médiéval, alors que plusieurs de ses œuvres récentes mettent en scène des gens dont la morale et la conception du monde différent de la nôtre, les personnages de Sanderson, eux, trouveraient leur place dans n'importe quelle banlieue américaine. Ils manient le concept de subconscient, comme si un Freud local l'avait popularisé auprès des braves habitants de Roshar ; ils connaissent chaque recoin de leur monde (lequel se révèle être une simple planète, quelle déception), comme si une planisphère avait été affichée dans leur chambre d'enfant ; ils se livrent à des considérations féministes ; et leurs valeurs, courage, sacrifice et dépassement de soi, sont celles de l'Oncle Sam.
Ces américanismes se retrouvent, aussi, chez les héros qui nous sont offerts. Plusieurs, comme Dalinar, Adolin, Kaladin, et même le frêle Renarin, sont des êtres sans peur et sans reproche. Ce sont, en fait, des super-héros à la mode Marvel qui, comme dans les fameux comics, vont se découvrir des superpouvoirs qui les mettront à l'écart du reste de l'humanité, qui en feront des quasis divinités. Ils sont d'une force surnaturelle, régénèrent leurs membres mutilés, ils peuvent même voler. Et quand on les croit morts, bien sûr, ils ne le sont pas. Les seuls fois où ils faillissent, c'est du fait de la tromperie des autres, ou de leurs mauvais jugements. Il est vrai qu'ils en font un certain nombre, au point de paraître parfois particulièrement stupides, ou tout du moins très lents à la détente (fallait-il vraiment tout ce temps à Dalinar pour réaliser que le Radiant qu'il cherchait était sous son nez ? D'où est venue vraiment cette idée absurde, chez le fier Kaladin, d'assassiner son roi ?).
Ceci dit, rien de tout cela ne rend ce roman de Brandon Sanderson rédhibitoire, bien au contraire. Nous nous accommodons sans problème de ces américanismes, dans plusieurs disciplines des cultures populaires, sans que cela ne pose problème (et ne parlons pas de nos propres gallicismes…). Transposer des individus au mode de pensée contemporain dans un univers fantasy contribue aussi, bien souvent, au charme du genre. Il facilite l'identification, il aide à atteindre l'un des objectifs de ce style littéraire (certains diront son vice, alors qu'il est sa vertu) : l'escapisme, sa capacité à totalement immerger le lecteur. Et ça, sans nul doute, Sanderson sait faire.
Si on fait abstraction de ses américanismes, si on accepte que The Stormlight Archive est un perfectionnement de la fantasy des années 90, plutôt qu'une oeuvre véritablement neuve, Words of Radiance est assez brillant. Le récit est prenant, il est même totalement addictif. Comme avec The Way of Kings, le premier roman de la série (mais de manière toutefois moins extrême, l'intrigue commence tout de même à progresser), il ne se passe pas grand-chose avant l'apothéose finale, compte-tenu de l'épaisseur de l'ouvrage. De nombreux dialogues se succèdent, destinés à meubler et à susciter l'attente. Certaines actions ne sont que des distractions. Et pourtant, comme aucun autre livre de fantasy de ce type (et il y a en a pléthore, ce genre adore les longueurs...), ces 1300 pages se dévorent d'une traite, elles semblent même trop courtes.
La découverte par les personnages de leurs pouvoirs, dans la tradition du roman d'apprentissage fantasy, la description de ce monde qui ressemble à un joyeux zoo exotique, ce début de triangle amoureux incarné par Kaladin, Shallan et Adolin, ainsi que les diverses intrigues qui s'entremêlent en arrière-plan (plusieurs sociétés secrètes y complotent et y manigancent) parviennent à nous tenir en haleine. Certains épisodes sont particulièrement marquants, comme la révélation du passé trouble de Shallan, ou bien cette confrontation finale inattendue entre Adolin et le fourbe Sadeas. Tout cela, en fait, nous prépare à enfiler d'un coup ces autres 1300 pages annoncées avec la sortie dans quelques jours à peine de Oathbringer, troisième volet de la série.