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Ainsi donc se résume l'intrigue de L'Ombre du Pouvoir, un roman dont l'auteur, Fabien Cerutti appartient à la nouvelle école de la fantasy française, celle, plus ancrée dans l'histoire, et plus réaliste dans sa description des relations humaines, dont le représentant emblématique est Jean-Philippe Jaworski. Sans surprise pour quelqu'un de sa génération, Cerutti se déclare très influencé par Le Trône de Fer / Game of Thrones / A Song of Ice and Fire (appelez-le comme il vous sied), et de fait, on trouve de nombreux points communs entre l'œuvre de George R. R. Martin et ce premier volet du Bâtard de Kosigan : ce professeur d'histoire qu'est l'auteur est lui aussi passionné par les jeux politiques de l'époque médiévale ; et son héros principal, le bâtard en question, est un personnage ambigu, en marge de la loi et de la morale.

Mais là s'arrête la comparaison. Car pour le reste, l'auteur français prend en fait le contrepied total de l'Américain. Alors que ce dernier désenchantait un monde imaginaire, mettant en scène des hommes faillibles et usant avec mesure de ses créatures surnaturelles, Cerutti, lui, choisit au contraire de ré-enchanter le nôtre. Son intrigue se déroule pour de bon en Europe Occidentale, pas dans un univers inventé : elle débute donc en Champagne, au XIVème siècle, dans le contexte des luttes de pouvoir entre Anglais, Français et Bourguignons. Son Moyen-Âge à lui prend juste quelques libertés avec la vérité historique, et il est envahi de créatures fantastiques de toutes sortes. C'est une vraie ménagerie, avec des hommes à tête de lion, des esprits de l'eau, ainsi que des elfes, nains, trolls et orques. S'il faut trouver un modèle à Kosigan, cependant, c'est au-delà de la fantasy qu'il faut chercher.

Il y a un côté Jule Verne, par exemple, dans l'intrigue parallèle à celle du tournoi de Troyes, qui nous est racontée de manière épistolaire. Via ses lettres, en effet, nous suivons les aventures au XIXème siècle d'un descendant du bâtard, qui après moult voyages et péripéties, découvre l'étonnant passé de son ancêtre (ainsi que ce Moyen-Âge différent du récit que l'Histoire nous en fait). C'est aussi à James Bond que nous fait penser le héros de L'Ombre du Pouvoir. Le mercenaire a la même capacité à naviguer dans les eaux troubles des complots de toutes sortes et des conspirations à grand échelle. Il a affaire aux mêmes méchants sans nuance. Il manifeste le même goût pour les gadgets. Il passe à travers les mêmes passages secrets, il recourt aux mêmes mécanismes ingénieux. Et il a le même succès avec les femmes, dont la vocation semble inéluctablement de tomber dans ses bras.

Les aventures érotiques de Kosigan basculent même dans la série Z, quand on le retrouve ligoté par un couple de lesbiennes diaboliques (dont une nymphomane gourde), au cours d'une scène dont la seule raison d'être est de contenter quelques vieux fantasmes masculins. Aussi, de même qu'avec l'espion anglais, les péripéties traversées par le bâtard sont racontées tambour battant. Même si toute l'action se déroule en un seul endroit (à Troyes, donc, pendant ce tournoi), et qu'il faut du temps pour commencer à cerner l'intrigue, elle est rapide. L'Ombre du Pouvoir est un roman rythmé, rempli de combats et d'incidents. Il est de ces œuvres qui font oublier l'aspect contemplatif et longuet qu'a souvent eu la fantasy contemporaine, sous la plume d'auteurs anglophones comme Jordan, Hobb, Sanderson et Rothfuss.

Ce rythme trépidant est donc le second atout de ce roman, le premier étant sa synthèse de plusieurs influences extérieures à la fantasy traditionnelle : l'histoire médiévale, le roman d'espionnage et le livre d'aventure du XIXème siècle. Cerutti, toutefois, n'a pas tiré tous les bénéfices de ce grand mélange, il n'en a pas exploité toute l'originalité. L'écrivain, par exemple, comme d'autres auteurs issus du jeu de rôle, demeure trop fidèle au bestiaire défini par Tolkien. Il le transpose tel quel au Moyen-Âge, à la manière d'une greffe grossière, au lieu d'inventer le sien. Et si la gentille fripouille qu'est Kosigan a été comparée au Benvenuto Gesufal de Jaworski, il est plus banal, il n'en a pas la personnalité attachante, à la fois canaille et soupe-au-lait. Quant aux intrigues, celle du tournoi comme celle du descendant de Kosigan, elles se déroulent de façon linéaire, leurs apothéoses respectives étant prévisibles. L'Ombre du Pouvoir, en vérité, ne va pas au bout de son potentiel. Le syncrétisme, c'est bien, c'est rafraichissant, mais ça ne se suffit pas toujours.